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CHAPITRE VII.

Un petit corollaire de ce qui précède.

MAIS AIS que signifient tous ces principes, si le goût est une chose de caprice, et s'il n'y a aucune règle éternelle, immuable du beau?

Si le goût est une chose de caprice, s'il n'y a aucune règle du beau, d'où viennent donc ces émotions délicieuses qui s'élèvent si subitement, si involontairement, si tumultueusement, au fond de nos ames, qui les dilatent ou qui les serrent, et qui forcent de nos yeux les pleurs de la joie, de la douleur, de l'admiration, soit à l'aspect de quelque grand phénomène physique, soit au récit de quelque grand trait moral? Apage, Sophista! tu ne persuaderas jamais à mon cœur qu'il a tort de frémir, à mes entrailles, qu'elles ont tort de s'émouvoir. Le vrai, le bon et le beau se tiennent

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de bien près. Ajoutez à l'une des deux premières qualités quelque circonstance rare, Eclatante, et le vrai sera beau, et le bon sera beau. Si la solution du problême des trois corps n'est que le mouvement de trois points donnés sur un chiffon de papier, ce n'est rien; c'est une vérité purement spéculative. Mais si l'un de ces trois corps est l'astre qui nous éclaire pendant le jour; l'autre, l'astre qui nous luit pendant la nuit; et le troisième, le globe que nous habitons : tout-àcoup, la vérité devient grande et belle.

Un poëte disoit d'un autre poëte: il n'ira pas loin; il n'a pas le secret. Quel secret? celui de présenter des objets d'un grand intérêt, des pères, des mères, des époux, des femmes, des enfans.

Je vois une haute montagne couverte d'une obscure, antique et profonde forêt. J'en vois, j'en entends descendre à grand bruit un torrent dont les eaux vont se briser contre des pointes escarpées d'un rocher. Le soleil penche à son couchant; il transforme en au tant de diamans les gouttes d'eau qui pendent attachées aux extrémités inégales des pierres. Cependant, les eaux, après avoir franchi les obstacles qui les retardoient,

vont se rassembler dans un vaste et large canal qui les conduit à une certaine distance vers une machine. C'est là que, sous des masses énormes, se broie et se prépare la subsistance la plus générale de l'homme. J'entrevois la machine; j'entrevois ses roues que l'écume des eaux blanchit; j'entrevois au travers de quelques saules le haut de la chaumière du propriétaire : je rentre moi-même, et je rêve.

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en

Sans doute la forêt qui me ramène à l'origine du monde est une belle chose; sans doute, ce rocher, image de la constance et de la durée, est une belle chose; sans doute, ces gouttes d'eau transformées par les rayons du soleil, brisés et décomposés en autant dé diamans étincelans et liquides, sont une belle chose; sans doute, le bruit, le fracas d'un torrent qui brise le vaste silence de la montagne et de sa solitude, et porte à mon ame une secousse violente, une terreur secrète, est une belle chose!

Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs, tout ce spectacle d'utilité n'ajoute-t-il rien à mon plaisir? Et quelle différence encore de la sensation de l'homme ordinaire à celle du-H

philosophe! C'est lui qui réfléchit et qui voit, dans l'arbre de la forêt, le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents; dans les entrailles de la montagne le métal brut qui bouillonnera un jour au fond des fourneaux ardens, et prendra la forme, et des machines qui fécondent la terre, et de celles qui en détruisent les habitans; dans le rocher, les masses de picrre dont on élèvera des palais aux rois et des temples aux dieux; dans les eaux du torrent, tantôt la fertilité, tantôt le ravage de la campagne; la formation des rivières, des fleuves; le commerce, les habitans de l'univers liés, leurs trésors portés de rivage en rivage, et delà dispersés dans toute la profondeur des continens; et son ame mobile passera subitement de la douce et voluptueuse émotion du plaisir au sentiment de la terreur, si son imagination vient à soulever les flots de l'Océan.

C'est ainsi que le plaisir s'accroîtra à proportion de l'imagination, de la sensibilité et des connoissances. La nature et l'art qui la copie ne disent rien à l'homme stupide ou froid; peu de chose à l'homme ignorant.

Qu'est-ce donc que le gout? une facilité

acquise, par des expériences réïtérées, à saisir le vrai ou le bon, avec la circonstance qui le rend beau, et d'en être promptement et vivement touché.

Si les expériences qui déterminent le jugement sont présentes à la mémoire, on aura le goût éclairé si la mémoire en est passée, et qu'il n'en reste que l'impression, on aura l'instinct.

le tact,

Michel-Ange donne au dôme de S. Pierre de Rome la plus belle forme possible. Le géometré de la Hire, frappé de cette forme, en trace l'épure, et trouve que cette épure est la courbe de la plus grande résistance. Qui est-ce qui inspira cette courbe à MichelAnge, entre une infinité d'autres qu'il pouvoit choisir? L'expérience journalière de la vie. C'est elle qui suggère au maître charpentier aussi sûrement qu'au sublime Euler, l'angle de l'étai avec le mur qui menace ruine; c'est elle qui lui a appris à donner à l'aîle du moulin l'inclinaison la plus favorable au mouvement de rotation; c'est elle qui fait souvent entrer dans son calcul subtil des élémens que la géométrie de l'académie ne sauroit saisir.

De l'expérience et de l'étude; voilà les

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