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Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux, que, quoiqu'on ne voie sur sa toile que la nature inanimée, des vases, des jattes, des bouteilles, du vin, de l'eau, des raisins, des fruits, des pâtés, il se soutient et peutêtre vous arrête à côté de deux des plus beaux Vernets auprès de qui il n'a pas balancé de se mettre. C'est, mon ami, comme dans l'univers, où la présence d'un homme, d'un cheval, d'un être animé ne détruit point l'effet d'un bout de roche, d'un arbre, d'un ruisseau. Le ruisseau, l'arbre, le bout de roche intéressent moins sans doute que l'homme, la.femme, le cheval; mais ils sont également vrais.

Il me semble que cette peinture qu'on appelle de genre, devroit être celle des vieillards ou de ceux qui sont nés vieux; elle ne demande qne de, l'étude et de la patience. Nulle verve, peu de génie, guère de poésie, beaucoup de technique et de vérité; et puis, c'est tout. Or, vous savez que le temps où nous nous mettons à ce qu'on appelle, d'après l'usage plutôt que d'après l'expérience, la recherche de la vérité, la philosophie est précisément celui où nos tempes grisonnent et où nous aurions mau

vaises grace à écrire une lettre galante, Réfléchissez à cette ressemblance des philosophes avec les peintres de genre. Mais

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propos de cheveux gris, j'en ai vu ce matin ma tête toute argentée, et je me suis écrié comme Sophocle, lorsque Socrate lui demandoit comment alloient les amours: à domino agresti et furioso profugi: « J'échappe au maître sauvage et furieux ».

Je m'amuse à causer ici avec vous d'autant plus volontiers, que je ne vous dirai de Chardin qu'un seul mot, et le voici: Choisissez son sîte; disposez sur ce sîte les objets comme je vais vous les indiquer, et soyez sûr d'avoir vu ses tableaux.

Il a peint les attributs des sciences, les attributs des arts, ceux de la musique; des rafraîchissemens, des fruits, des animaux. Il n'y a presque point à choisir; tous ces tableaux sont de la même perfection. Je vais vous les esquisser le plus rapidement que je pourrai.

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M

Les Attributs des Sciences.

On voit sur une table couverte d'un tapis rougeâtre, en allant, je crois, de la droite à la gauche, des livres posés sur la tranche, un microscope, une clochette, un globe à demi- caché d'un rideau de taffetas verd, un thermomètre, un miroir concave sur son pied, une lorgnette avec son étui, des cartes roulées, un bout de télescope.

C'est la nature même pour la vérité des formes et de la couleur. Les objets se séparent les uns des autres, avancent, reculent comme s'ils étoient réels. Rien de plus harmonieux, et nulle confusion, malgré leur nombre et le petit espace.

Les Attributs des Arts.

Ici ce sont des livres à plat, un vase antique, des dessins, des marteaux, des ciseaux, des règles, des compas, une statue en marbre, des pinceaux, des palettes et autres objets analogues. Ils sont posés sur

une espèce de balustrade. La statue est celle de la fontaine de Grenelle, le chef-d'œuvre de Bouchardon.

Même vérité ! Même couleur ! Même harmonie !

Les Attributs de la Musique.

Le peintre a répandu sur une table, couverte d'un tapis rougeâtre, une foule d'objets divers, distribués de la manière la plus naturelle et la plus pittoresque. C'est vn pupitre dressé; c'est devant ce pupitre un flambeau à deux branches; c'est par-derrière une trompette et un cor de chasse dont on voit le concave de la trompe par-dessus le pupitre; ce sont des hautbois dore, des papiers de musique étalés, le manche d'un violon avec son archet, et des livres posés sur la tranche. Si un être animé, malfaisant, un serpent étoit peint aussi vrai, il effrayeroit.

une man

Ces trois tableaux ont chacun trois pieds pouces de large sur trois pieds dix pouces de haut.

dix

Rafraîchissemens, fruits et animaux.

Imaginez une fabrique quarrée de pierre grisâtre; une espèce de fenêtre, avec sa saillie et sa corniche. Jettez sur cette fabrique, avec le plus de noblesse et d'élégance que vous pourrez, une guirlande de gros verjus qui s'étende le long de la corniche, et qui retombe sur les deux côtés. Placez dans l'intérieur de la fenêtre une verre plein de vin, une bouteille, un pain entamé, d'autres carafes qui rafraîchissent dans un seau de fayence, un cruchon de terre, des radis, des œufs frais, une salière, deux tasses à café servies et fumantes, et vous verrez le tableau de Chardin. Cette fabrique de pierre large et unie, avec cette guirlande de verjus qui la décore, est de la plus grande beanté. C'est un modèle pour la façade d'un temple de Bacchus.

Pendant du précédent tableau.

La même fabrique de pierre. Autour, une guirlande de gros raisins muscats blancs.

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