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FRAGMENT

SUR LE MÊME SUJET.

Différentes espèces d'honneur. Estime que nous devons faire de la bonne opinion des hommes: combien et comment nous devons travailler à nous la concilier et à nous y maintenir.

L'HONNEUR peut être considéré en deux manières : 1.0 il peut être pris pour le crédit et l'autorité que donnent les emplois, les charges, la faveur des grands 2.o pour la bonne opinion que l'on a de nous. Cette dernière sorte d'honneur est un moyen assez ordinaire pour parvenir à l'autre ; et la première nous donne de grands avantages pour entretenir celle-ci.

C'est de cette dernière espèce d'honneur que je prétends parler, et rechercher quelle estime nous en devons faire, jusques à quel point nous sommes obligés de nous le conserver, comment nous nous y devons maintenir, lorsqu'on nous le veut ravir.

J'appelle l'honneur en ce sens, l'estime que les hommes font de nous pour quelque bien qu'ils y considèrent : mais il faut ici user de distinction; car ou ils se trompent dans l'opinion qu'ils en ont, ou ils jugent véritablement. Ils jugent véritablement, et l'estime qu'ils font de nous est bien fondée, lorsque

la chose qu'ils prisent en nous nous convient effectivement, et qu'elle est digne de louange : c'est là le véritable et solide honneur : par exemple, lorsqu'on nous estime, ou pour les bonnes qualités du corps, comme la force, la disposition; ou pour les dons de l'esprit, comme l'éloquence, la vivacité, la science. Mais comme ces avantages d'esprit et de corps sont de telle nature qu'ils peuvent être appliqués au mal, et qu'il n'y a que la vertu seule dont personne ne peut mal user, parce qu'elle ne seroit plus vertu si l'on en faisoit un mauvais usage; il s'ensuit que la vertu seule est essentiellement digne de louange, et par conséquent que le véritable honneur est attaché par nécessité à la pratique que nous en faisons. Aussi est-ce pour cette raison que les autres avantages de corps et d'esprit sont dignes d'honneur par la disposition et facilité qu'ils nous donnent pour mettre en pratique ce que la vertu ordonne, comme la bonne disposition du corps pour être en état de s'employer plus utilement à la défense de sa patrie : tellement que le véritable honneur est attaché à la vertu seule, ou bien se rapporte à elle. Après avoir considéré cet honneur que l'on nous défère, fondé sur un jugement véritable, il faut maintenant regarder celui qui est appuyé sur l'erreur.

Il n'y a qu'une vérité et qu'un droit chemin, mais on peut s'égarer par diverses voies; tellement qu'à cet honneur solide qui a fondement sur la vérité, nous en pouvons opposer trois autres espèces qui seront fondées sur l'erreur. Car on peut se tromper en trois manières dans l'estime qu'on fait de nous : 1.o en nous attribuant des choses louables qui ne

nous

nous conviennent pas : 2.0 en nous louant pour des choses que nous avons en effet, mais qui ne méritent pas de louange : 3.o en joignant l'un et l'autre ensemble, c'est-à-dire, en nous honorant pour une chose que nous n'avons pas et qui n'est pas digne d'être honorée. D'où il paroît que le véritable honneur devant joindre ensemble nécessairement une estime raisonnable et de la chose et de la personne, le faux honneur au contraire se peut former en ces trois manières que nous avons remarquées : en la première on se trompe quant à la personne, en la seconde on erre en la chose; en la troisième on juge mal et de la personne et de la chose. Cette division. est juste et partage également le sujet.

Cela étant ainsi supposé, venons maintenant à considérer quelle estime nous devons faire de l'honneur; et pour cela il faut comparer, 1.o toutes ces sortes d'honneur ensemble, 2.o les comparer avec la vertu, 3.0 avec la vie, 4.0 avec les richesses. Ensuite nous regarderons comment un homme sage le peut ravir aux autres, et comment il le peut défendre pour lui-même.

Pour comparer ces honneurs entre eux, la première remarque que nous avons à faire, c'est que l'un nous a semblé véritable et les autres nous ont paru faux. Mais il faut craindre ici l'équivoque, en ce que celui que nous appelons faux honneur ne laisse pas en un sens de pouvoir être nommé véritable. Car encore que l'on m'honore sans que j'en sois digne, il est vrai néanmoins que l'on m'honore sincèrement, et en ce sens l'honneur qu'on me rend est véritable, parce qu'il est sincère; mais on peut BOSSUET. XII.

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aussi l'appeler faux honneur, en tant qu'il n'a point d'autre appui qu'un faux jugement que l'on fait de moi et une estime contraire à la vérité. De là il est aisé de juger combien le véritable honneur est à estimer au-dessus de l'autre, n'y ayant nulle proportion entre une opinion raisonnable et une opinion mal fondée. On pourroit même douter si l'honneur qu'on nous rend par erreur est un avantage pour nous, puisqu'en ce cas l'estime que l'on fait de nous ne nous attribue rien de véritable; mais néanmoins le contraire semble être assuré par ce que nous venons de dire. Car encore, par exemple, que ce que l'on nous attribue ne soit pas vrai, il est vrai toutefois qu'on nous l'attribue; et cela, sans doute, c'est un avantage. Si c'est un mal de n'être pas digne d'honneur, c'est encore un autre mal que cela soit connu c'est donc une espèce de bien qu'on me fait de me croire plus que je ne suis; et quoique je doive plutôt désirer d'être ce que l'on croit, on ne laisse pas de m'obliger en m'attribuant plus que je ne possède.

:

Toutefois dans cet avantage que nous recevons il y a un mal mêlé, qui est l'erreur; et cela fait que l'honneur qu'on me rend n'est pas digne de grande estime, et même qu'il ne peut pas être désiré par un homme sage.

Maintenant, pour connoître au vrai combien nous devons priser l'honneur qu'on nous rend par erreur, il le faut décider par la qualité de l'erreur qui en est le principe. De cette sorte il est aisé de voir que l'erreur la moindre de toutes, est celle qui ne regarde que la personne : par exemple, lorsqu'on

croit vertueux celui qui ne l'est pas; le second degré est de se tromper en la chose, comme en croyant vertu ce qui ne l'est pas; le troisième et le plus mauvais, c'est de juger faussement de l'un et de l'autre, c'est-à-dire et de la chose et de la personne. Au premier genre d'erreur encore qu'on se trompe pour la personne, il est clair qu'on ne lui fait point de tort; au contraire on lui donne plus qu'il ne lui appartient: au second on ne fait pas tort à la personne, mais on fait injure à la raison et à la vérité en croyant raisonnable ce qui ne l'est pas : au troisième on fait tort à la vérité et à la personne qu'on déshonore en pensant l'honorer. Nul homme ne doit désirer qu'on lui rende cette dernière sorte d'honneur qui est une véritable injure. Nous ne devons non plus désirer ni estimer le second, qui fait un tort notable à la vérité et à la raison, ni souffrir qu'on nous estime aux dépens de l'une et de l'autre : autrement nous nous préférerions à elle, ce qui est insupportable. Reste donc à examiner le premier honneur, dont l'erreur ne fait préjudice ni à la raison ni à la personne.

Premièrement on pourroit douter si l'honneur que l'on nous rend ainsi par erreur, et pour des bonnes qualités que nous n'avons pas, est un avantage pour nous, puisqu'en ce cas l'estime que l'on fait de nous ne nous attribue rien de véritable. Néanmoins le contraire semble être assuré par les choses que nous avons dites; car encore que ce que l'on nous attribue ne soit pas vrai, il est vrai toutefois qu'on nous l'attribue, et cela sans doute c'est

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