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NOTICE

SUR CETTE QUESTION HISTORIQUE:

ANNE D'AUTRICHE ET MAZARIN ÉTAIENT-ILS SECRÈTEMENT MARIÉS?

PAR M. VICTOR MOLINIER1

Notre époque se fait remarquer par un esprit investigateur qui conduit à des recherches propres à porter la lumière sur les temps passés, et à amener la découverte de la vérité par rapport à des faits obscurs sur lesquels il convient d'être éclairé. Les recherches auxquelles se sont livrés des érudits, dans des archives trop peu explorées jusqu'à nos jours, ont fourni des documents bien utiles pour reconstituer l'histoire telle qu'elle doit apparaître dans sa réalité. Il est cependant plusieurs points, qu'on a qualifiés, avec raison, de problèmes historiques, qui n'ont pu être encore bien établis et qu'il est intéressant d'approfondir.

Parmi les travaux consacrés à l'examen de quelques faits qui ont encore besoin d'être éclaircis figurent ceux de M. Loiselleur, bibliothécaire de la ville d'Orléans. Sa position l'a naturellement porté vers l'étude des sujets pour lesquels les documents divers qu'il est à même de connaître peuvent fournir un utile concours. Deux de ses écrits ont pour objet ce qu'il considère comme des problèmes historiques. Le premier est consacré à l'examen de ces deux ques

4. Lue à la séance de l'Académie du 30 décembre 1886.

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tions: Mazarin a-t-il épousé Anne d'Autriche?- Gabrielle d'Estrées est-elle morte empoisonnée? Il les résout toutes les deux négativement. Tout en reconnaissant que des sentiments plus vifs que ceux d'une mutuelle estime rattachaient Anne d'Autriche à Mazarin, il soutient que ce mariage, dont il fut parlé à leur époque dans de nombreux écrits, n'a pas existé entre eux. Quant à Gabrielle d'Estrées, selon lui, elle serait morte à la suite d'un accouchement malheureux et n'aurait nullement été empoisonnée.

Après une lecture attentive du travail de M. Loiselleur relatif au mariage secret d'Anne d'Autriche et de Mazarin, nous n'avons pu adopter l'opinion qu'il soutient. Nous allons exposer les raisons qui nous paraissent établir l'existence de cette union secrète, au moyen de laquelle on se rend compte des faits que présente la régence de la reine. Tout ce qui touche à la situation d'un ministre qui, pendant dixhuit ans, et jusqu'à sa mort (1643-1661) a exercé en France un pouvoir absolu égal à celui d'un roi, nous a paru offrir de l'intérêt dans le champ de l'histoire. Nous venons donc faire part à l'Académie des motifs qui nous ont amené à adopter la croyance à ce mariage secret auquel M. Loiselleur ne croit pas. Nous emploierons, pour exposer nos preuves, la méthode qu'il recommande pour résoudre les problèmes historiques, et qui n'est autre que celle des juges et des jurés qui ont à former leur conviction touchant des questions contentieuses sur lesquelles on se trouve en désaccord. Faisons d'abord remarquer qu'on ne peut, lorsqu'il s'agit de semblables questions, atteindre que les probabilités les plus grandes. C'est, en effet, sur des probabilités résultant de présomptions, basées sur des faits qui se produisent, suivant certaines lois, au sein du monde, que sont basés les jugements des hommes. Il n'y a de certitude absolue qu'en matière de mathématiques; mais, quant aux faits historiques ou juridiques, on ne peut arriver qu'à une conviction appuyée sur des documents ou des témoignages qui peuvent être trompeurs. On se trouve cependant en présence d'un besoin d'être éclairé sur les évènements du

passé il est même peu rationnel d'admettre un scepticisme qui ne laisserait que des doutes. Il est sage, croyons-nous, d'avoir foi en ce que de graves témoignages attestent et en ce qu'établissent des inductions tirées de ce qui se produit dans l'ordre ordinaire des choses humaines. C'est à l'aide de ces données que nous allons chercher une solution pour la question que nous avons posée. Voici les points sur lesquels nous aurons à donner nos appréciations.

Nous aurons d'abord à examiner quels étaient les antécédents des deux personnages dont nous avons à parler; quels étaient leurs penchants, leurs moeurs, les intérêts qui pouvaient les unir à la mort du roi Louis XIII et lorsqu'Anne d'Autriche fut appelée à la régence du royaume, pendant la minorité de Louis XIV.

Nous montrerons ensuite comment des documents indiscutables font voir que des rapports intimes, tels que ceux qui existent entre époux, s'étaient établis entre Anne d'Autriche et Mazarin, ce qui, au reste, n'est plus aujourd'hui contesté et a été admis par M. Loiselleur.

Nous rechercherons quelle pouvait être la nature de ces rapports et, en présence du grand intérèt qu'avait Mazarin à s'attacher Anne d'Autriche par un lien indissoluble et aussi en tenant compte de la dévotion de cette dernière et des pratiques religieuses qu'elle accomplissait, nous examinerons si l'on peut être porté à croire à l'existence d'un mariage secret, croyance si généralement admise de son temps.

Nous apprécierons ensuite la valeur de l'objection qui résulte de la dignité de cardinal dont Mazarin était investi et dont on a voulu induire que le mariage allégué n'a pu exister. Il y a eu à cet égard des doutes sur le point de savoir si Mazarin avait la qualité de cardinal-prêtre ou s'il était simplement cardinal laïque. Nous établirons que lors même qu'il eût été prêtre, il lui eût été possible, à l'aide de dispenses qu'il eût été en son pouvoir d'obtenir, de contrac ter avec Anne d'Autriche un mariage propre à régulariser les rapports intimes qui existaient entre eux et dont leur correspondance manifeste l'existence.

Enfin nous répondrons à une dernière objection prise de ce que Mazarin conserva et se donna, jusqu'à sa mort, son titre de cardinal, lorsqu'un mariage contracté moyennant des dispenses faisait perdre au prêtre qu'il unissait à une femme, ses fonctions sacerdotales et les titres qui y étaient attachés. Cette objection, sur laquelle M. Loiselleur a particulièrement insisté, ne nous a pas paru avoir la valeur qu'il lui attribue, dès que la qualité de membre du Sacré-Collège n'était pas incompatible avec la laïcité et dès qu'il ne s'agissait, d'ailleurs, que d'un simple mariage de conscience qui, pour des raisons de haute politique, ne devait pas être révélé au public.

I.

Nous possédons, sur une première partie de la vie de Mazarin, le volume publié, en 1865, par M. Victor Cousin, sous ce titre La jeunesse de Mazarin, où se trouvent des détails propres à nous montrer quels étaient son caractère et ses mœurs. Il est également dépeint dans un autre ouvrage de M. Amédée Renée, aussi agréable à la lecture que remarquable par les documents, relatifs à la famille du célèbre cardinal, qu'il contient. C'est un volume très connu, qui fut publié en 1858, sous ce titre : Les nièces de Mazarin; mœurs et caractères au dix-huitième siècle.

Nous voyons dans ces deux ouvrages que Jules Mazarin était né à Piscina, dans les Abruzzes, le 14 juillet 1602; son père, Pierre Mazarin, était Sicilien et d'une condition médiocre. Il vint de bonne heure s'établir à Rome où il entra au service de la puissante maison Colonna en qualité d'homme d'affaires. Son maître, Philippe Colonna, satisfait de ses services, lui fit épouser sa filleule Hortense Bufalini, également distinguée par ses mérites et par sa beauté. Il en eut deux fils et quatre filles. L'aîné, Jules Mazarin, était l'objet des soins particuliers de ses parents qui, frappés par les heureuses dispositions de son esprit, lui firent donner

une éducation relevée. Ils l'envoyèrent au collège Romain tenu par les jésuites. Il s'y fit constamment remarquer par son intelligence et par son esprit et il obtint, dans des exercices publics, les suffrages unanimes des assistants. Les jésuites firent tout ce qui dépendait d'eux pour l'attacher à leur compagnie, mais ils ne purent y parvenir. Il quitta leur maison, abandonna l'étude pour se livrer à des dissipations et à une vie fort peu édifiante. Attaché à la maison Colonna, il vécut dans l'intimité des enfants du connétable, qui étaient à peu près de son âge; il sut, par son esprit et son habileté, plaire à l'un des fils de cette grande famille qui le conduisit avec lui à Madrid, puis à Alcala, pour faire ensemble des études à sa célèbre Université. Mazarin y acquit une connaissance parfaite de la langue espagnole et des mœurs du pays. Il sut s'emparer de l'amitié et de la confiance des étudiants avec lesquels il vivait. De retour à Madrid, il y vécut au sein des plaisirs et s'y livra même à la passion du jeu avec une ardeur et des succès qui lui procuraient des gains à l'aide desquels il pouvait pourvoir à ses dépenses. Il eut dans cette ville une passion pour une jeune fille très belle et très experte dans la galanterie espagnole. Il allait l'épouser lorsqu'il en fut empêché par le chef de la maison Colonna, qui le fit renoncer à une telle union et qui lui imposa l'obligation de reprendre des études à la suite desquelles il conquit le grade de docteur en droit civil et en droit canon.

Plus tard, abandonnant le droit pour la carrière des armes, nous trouvons Mazarin attaché à un nouveau membre de la famille Colonna à la tête d'une compagnie dans un corps de troupes pontificales que ce Colonna avait levées et qu'il commandait pour protéger une partie de l'Italie, la Valteline, contre les prétentions ambitieuses de la Cour d'Espagne. Dans cette carrière, nouvelle pour lui, Mazarin fit voir comment un homme, doué d'un esprit supérieur, se distingue partout où il est employé. Il sut établir une exacte discipline dans la compagnie qu'il commandait et il parvint à se faire introduire auprès du commissaire apostolique,

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