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SÉANCE MÉMORABLE DU SÉNAT ROMAIN

5 DÉCEMBRE 63

Par M. ANTOINE!

Il y eut plus d'une séance mémorable tenue par cet admirable Sénat romain où s'élaboraient les destinées du monde, mémorable par les graves circonstances que traversait la république, mémorable aussi par les personnages qui prirent part à la délibération, par l'éloquence des orateurs dont la parole puissante entraîna l'assemblée et souleva les courages. Parmi ces séances qui offrent à l'historien tant d'intérêt et qui eurent de si graves conséquences sur les destinées de la République, il en est une dont je voudrais essayer de retracer la physionomie sous vos yeux. C'est celle du 5 décembre de l'an 63. Le Sénat avait à délibérer sur le sort des complices de Catilina. C'était une question de vie ou de mort, non seulement pour eux, mais aussi pour le Sénat lui-même et pour la République.

Le sujet n'est point nouveau: je n'aurai point le plaisir et vous n'aurez point la surprise de l'inédit. Non seulement les personnages sont des plus connus, mais les faits eux-mêmes, avec tous leurs détails, sont relatés par les historiens anciens. Seulement, les détails sont épars: l'un est donné par

1. Lu dans la séance du 10 février 1887.

Appien, l'autre par Plutarque; celui-ci est indiqué par une allusion chez Salluste, celui-là affirmé par Suétone. Mommsen ne fait de cette séance qu'un compte rendu très abrégé; Duruy nous en donne les moments principaux et en trace à peine les grandes lignes. Je n'ai trouvé que dans l'ouvrage de Drumann la question traitée avec tous les détails qu'elle comporte. Mais Drumann a conçu son histoire des derniers temps de la République romaine sur un plan bizarre. Pour faire l'histoire de Rome, il fait l'histoire des familles, ce qui l'amène à se répéter et à redire au sujet de Cicéron ce qu'il a dit au sujet de César et de Caton, avec les variantes nécessitées par la différence des rôles et des personnages1.

J'ai pensé qu'il serait intéressant de ramasser toutes les données, tous les matériaux épars, tous les traits dispersés dans l'histoire, pour les condenser en un tableau vivant et animé, et reproduire, dans une façon de compte rendu analytique, l'image, aussi fidèle que possible de cette séance illustrée par la présence et la parole de deux des plus grands personnages de l'histoire romaine. La condensation des faits, je crois l'avoir faite à peu près. Quant à l'animation et à la vie, je ne me flatte point de l'avoir donnée au tableau mettre la vie dans l'histoire étant un don réservé aux seuls historiens de vocation et de génie.

Catilina avait dû jeter le masque. Tous ses plans étaient percés à jour, toutes ses manoeuvres déjouées par la vigilance du consul. Il avait creusé une mine sous les fondements de la République. Cicéron avait dirigé une contre-mine qui sapait la conjuration, dont il tenait tous les fils. Il ne restait plus à Catilina qu'à aller rejoindre son armée d'Étrurie et à lever l'étendard de la révolte. C'est ce qu'il venait de faire. Poussé à bout par la véhémente invective du consul, il avait quitté Rome dans la nuit du 7 au 8 novembre; mais il avait laissé à Rome son lieutenant Lentulus avec des instructions

4. Le titre complet de son livre est : Histoire de Rome et de son passage de la constitution républicaine à la constitution monarchique, ou: Pompée, César, Cicéron et leurs contemporains, histoire par familles.

8. SÉRIE.

TOME IX.

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précises. Le programme était simple autant que féroce. Tuer Cicéron par n'importe quel moyen et réparer ainsi l'échec du 7 novembre, où une tentative d'assassinat sur sa personne avait été déjouée; tuer, en outre, un certain nombre de personnages proscrits, mettre le feu à douze endroits de la ville et venir rejoindre Catilina qui sera aux environs, n'attendant que ce signal pour marcher sur Rome.

Ce plan, dicté par le chef dans la fameuse réunion chez Léca, Cicéron le connaissait, et il l'avait dévoilé tout au long dans la première Catilinaire.

La situation à Rome était terriblement embarrassante, et pour les conjurés et pour Cicéron. Les conjurés, on les connaissait, on les montrait du doigt. « Il y en a, disait Caton au Sénat, ici dans le sein même de la ville, in sinu urbis, c'est-à-dire au milieu du sénat, qui nous bravent et nous provoquent par leur présence et leur impunité. » On se les nommait tout bas, et les conjurés le savaient bien. D'un moment à l'autre, la mine pouvait éclater. Si Céthégus avait su mettre le temps à profit pour remplir la tâche qui lui était dévolue, si Lentulus s'était décidé à une exécution rapide du plan arrêté, on pouvait encore réussir. Mais Lentulus était peu clairvoyant, lourd et indécis; il hésita, les conjurés étaient perdus.

L'embarras était plus grand encore de la part de Cicéron. Il avait en mains un glaive et ne pouvait frapper. Il coudoyait au Forum, au Sénat les chefs et les affiliés du complot, et n'osait les arrêter. Il sentait que le salut de l'État reposait sur lui, qu'il n'y avait pas de temps à perdre, que la conjuration pourrait éclater d'un moment à l'autre. Il se sentait de plus personnellement menacé. Son sénatus-consulte, qui était un décret d'état de siège, lui brûlait les mains menacé de mort et armé, il n'osait tirer le glaive pour se défendre. « Habemus senatusconsultum in te, Catilina, vehemens et grave, non deest reipublicæ consilium neque auctoritas huius ordinis : nos, nos, dico aperte, consules desumus. (Cat., I, 1, 3.) Habemus enim huiusmodi senatusconsultum, verumtamen inclusum in tabulis, tan

quam in vagina reconditum. » Ce sénatus-consulte reste · enfermé dans nos tablettes comme une épée dans son four

reau.

Heureusement la Fortune de Rome (nous dirions aujourd'hui la Providence) vint lui délier les mains, et par l'incident des Allobroges l'armer des preuves qu'il attendait. Lentulus, Céthégus, Gabinius et Statilius, les chefs les plus redoutables de la conjuration, sont arrêtés sans bruit, conduits au Sénat et manifestement convaincus par des preuves irrécusables et des dépositions accablantes, que Cicéron fait rédiger et répandre dans Rome pour faire tomber le reste de sympathie irréfléchie que le peuple pouvait encore conserver pour les conjurés et leur abominable entreprise. De plus, il rendit compte au peuple assemblé, et dans les plus grands détails, de l'interrogatoire et de ses résultats. Il atteignit pleinement son but. Ce qui indigna surtout la multitude et les petites gens, ce fut la pensée d'incendier la ville et de la ruiner de fond en comble. On passait sur tout le reste, car on détestait l'oligarchie et son luxe insolent. « Mais l'incendie, dit Salluste, leur paraissait une cruauté, un fléau qui n'épargne rien, funeste surtout à ceux dont les ressources reposaient sur le petit commerce des objets nécessaires à la nourriture et au vêtement. Incendium vero crudele, immoderatum, ac sibi maxume calamitosum putabat, quippe cui omnes copiæ in usu cotidiano et cultu corporis erant. »

La situation, malgré ce pas décisif vers la solution, n'en restait pas moins terriblement compliquée. Hier, on ne savait comment mettre la main sur les chefs du complot, qu'on n'osait arrêter sans preuves. Aujourd'hui qu'on les tient, dûment convaincus, coupables de leur propre aveu, on en est plus embarrassé que jamais, et je pense qu'il y avait bon nombre de sénateurs qui auraient tout autant aimé ne pas les tenir. Ces hommes, parmi lesquels se trouve un préteur, qu'on n'a pas osé traiter comme des prisonniers ordinaires, mais qu'on a simplement mis aux arrêts en les confiant à la garde de citoyens considérables, que va-t-on en faire? A quel tribunal va-t-on les livrer? quel sera leur

juge? Cicéron, semble-t-il, ne doit plus se laisser arrêter par aucun scrupule. Qu'il laisse enfin tomber sur la tête des coupables le glaive dont il est armé. C'est le seul moyen de salut, et il faut agir vite l'hésitation peut tout perdre encore. On parle de bandes soudoyées pour les délivrer. Catilina, instruit des événements de Rome, peut survenir d'un moment à l'autre et tenter un coup d'audace. Cicéron sentait bien qu'il fallait prévenir par une exécution immédiate toute tentative d'évasion. Il en avait la volonté et l'énergie, mais cela était inconstitutionnel. Comment assumer à lui seul une si lourde responsabilité, en foulant aux pieds le droit d'appel, droit sacré, aussi ancien que Rome ellemème? Et puis, à côté de Lentulus, on prononçait les noms de César et de Crassus. Lorsque la première effervescence sera apaisée, ses ennemis, encouragés par César qui ne l'aime point, n'amèneront-ils pas dans l'esprit du peuple une réaction contre lui? Le sort de Rabirius, qu'il défendait hier, est une leçon qui veut qu'on en tienne compte. « Il avait à la fois, nous dit Salluste, un grand souci et une grande joie heureux de penser que, la conjuration découverte, Rome était sauvée du péril; mais aussi terriblement inquiet, ne sachant quel parti prendre au sujet de citoyens si considérables convaincus du plus grand de tous les crimes. At illum ingens cura atque lætitia simul occupavere: nam lætabatur intelligens coniuratione patefacta civitatem periculis ereptam esse; porro autem anxius erat, dubitans in maxumo scelere tantis civibus deprehensis, quid facto opus esset. » Et il ajoute: «Panam illorum sibi oneri, impunitatem perdunda reip. fore credebat; « les punir, c'est assumer une lourde et effrayante responsabilité; ne pas le faire, c'est perdre la république. » Il y avait de quoi hésiter en effet. De toutes parts, la responsabilité de Cicéron était grandement engagée, et il en avait le sentiment bien net. Il s'en tira par un expédient, que Mommsen, brutalement sévère, qualifie de non sens et de lâcheté. « Le consul, dit l'historien allemand, soucieux, comme tous les làches, d'éviter les apparences de la lâcheté..., convoqua le Sénat et lui remit le soin de déci

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