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monarque de la chrétienté se soumettant humblement à la volonté de Dieu, reconnaissant et avouant ses fautes; un roi qui fut si grand dans la prospérité, plus grand encore dans l'adversité; si admirable pendant sa vie, plus admirable encore à l'heure de la mort !

Tel est, en substance, l'éloge funèbre de Louis XIV par le P. Porée. Si l'on n'y admire point, en général, les accents de la véritable éloquence, de cette éloquence à la fois grande et simple dont Bossuet fut si souvent le modèle, on y goûte assurément le langage d'un homme d'esprit, j'ajouterai, de trop d'esprit. Novateur littéraire, le P. Porée inaugurait dans l'éloquence latine une sorte de réaction contre Cicéron et son école; et le spirituel jésuite ne voyait pas que la peur d'un mal le conduisait dans un pire; que, pour éviter les longues périodes terminées par esse videatur, il tombait dans la phrase brève, sentencieuse, antithétique, et par suite d'une monotonie fatigante, de Pline le Jeune et de Sénèque. Quoi qu'il en soit, son succès fut grand, pompeusement célébré, comme on le pense, par les nombreux amis de la Compagnie, et, enfin, consacré officiellement par l'approbation du pape Clément XI, qui lui fit écrire par le cardinal Cornaro une belle lettre en latin pour le féliciter.

VII

L'ORAISON FUNÈBRE DE LOUIS XIV PRONONCÉE DANS LA CHAPELLE DE LA SORBONNE PAR LE PROFESSEUR GRENAN.

Quand, quelques jours après, le discours du P. Porée fut imprimé et répandu dans Paris, il fut lu avec une vive curiosité par ceux qui n'avaient pu l'entendre, mais nulle part, on le comprend, avec plus d'empressement que dans les collèges de l'Université de Paris, et particulièrement par les professeurs du collège d'Harcourt. Je ne sais si les lauriers de Clermont empêchèrent d'Harcourt de dormir; mais,

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à coup sûr, ils le piquèrent d'une vive émulation. Aussi, quelques semaines s'étaient à peine écoulées depuis la solennité religieuse de la rue Saint-Jacques, que le collège d'Harcourt annonça son intention de célébrer, lui aussi, la gloire de Louis XIV. Cela était inévitable: à l'éloquence du P. Porée, il fallait absolument opposer l'éloquence de Bénigne Grenan.

Le collège d'Harcourt fit donc à son tour de grands préparatifs. Pour que la solennité fût plus imposante, elle eut lieu, non dans la chapelle du collège, trop étroite pour le nombreux public qui fut convié, mais dans la chapelle même de la Sorbonne, bâtie par Richelieu. L'auditoire de la Sorbonne fut naturellement l'exacte contre-partie de celui de la rue Saint-Jacques au lieu des partisans de la Compagnie de Jésus, les amis de Port-Royal et de l'Université. On y voyait donc l'archevêque de Paris, cardinal de Noailles, alors partisan des jansénistes, le premier président Antoine de Mesmes et les conseillers du Parlement, le procureur général d'Aguesseau, ami intime de Rollin et de Grenan, un moment disgracié sous Louis XIV pour s'être opposé à la bulle et qui devait l'être bientôt pour un autre motif; le prévôt de Paris, l'échevin et les magistrats municipaux, des avocats au Parlement, des notaires royaux, les chefs des plus importantes corporations de la ville de Paris, et, avant tout, le Recteur et les professeuas de l'Université; c'était, comme on dirait de nos jours, le public libéral de l'époque, c'est-à-dire le public partisan des libertés gallicanes et des quatre propositions, ami du Parlement, de l'Université, de Port-Royal, faisant partie de l'opposition au pouvoir arbitraire des derniéres années de Louis XIV, et, par là même ennemi de la compagnie de Jésus, maîtresse absolue de la fin du grand règne.

Bénigne Grenan répondit complètement à l'attente de son savant auditoire sans exagération et sans flatterie, il traça du règne de Louis le Grand un tableau magnifique. Pour la partie narrative, son discours ne différa pas beaucoup sans doute, de celui de son rival. Comment célébrer la gloire de

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Louis XIV autrement qu'en rappelant les grandes choses de son règne, les glorieux exploits de ses capitaines, les provinces conquises par leur valeur, les institutions qui firent de Paris la capitale du monde civilisé, le zèle du prince pour le développement des Sciences, des Lettres et des Arts? Et c'est ce que fit Grenan dans un langage approprié au sujet. Mais pour le fond des idées, pour ce qui est l'esprit, l'âme même du discours, il y eut entre sa harangue et celle du P. Porée toute la distance qui séparait l'Université et PortRoyal de la Compagnie de Jésus. L'orateur du collège d'Harcourt loua sincèrement en Louis XIV le prince protecteur de la religion et ennemi de l'hérésie; mais il se garda bien d'imiter son rival et de compter au nombre des titres de gloire de son héros l'oppression religieuse des dernières années du règne. Se bornant à quelques vagues paroles sur le calvinisme et le quiétisme, il garda le plus absolu silence sur le jansénisme, sur Port-Royal rasé, les cendres de ses solitaires dispersées, leurs amis et leurs partisans punis de la prison ou de l'exil; et ce silence, on le comprend, fut pour l'auditoire plus éloquent que les plus belles paroles.

Pour donner une idée du talent oratoire de Grenan, je me bornerai à citer un passage de son discours où, sous le panégyrique, on sent l'accent du moraliste et presque du juge, et où il semble que Grenan devance Massillon : « Que les rois sont à plaindre s'écrie-t-il! la flatterie les assiège continuellement sans cesse elle étudie les endroits faibles par où elle peut s'insinuer dans le cœur des rois; elle épie les moments favorables, elle glisse quelques mots à l'oreille; mais elle est surtout attentive à opposer un voile aux rayons de la vérité qui pourraient percer jusqu'au trône et à les étouffer s'il est possible... On tend de toutes parts des pièges à leur vertu et à leur innocence. Cet éclat qui éblouit les faibles yeux des mortels, cette haute élévation où les met le pouvoir absolu, cette foule de plaisirs qui les environnent, sont trop souvent les sources funestes de leur malheur. Il n'est pas de passion qui ne semble, de concert avec les autres, avoir juré leur perte. L'ambition lève de nombreuses armées

et saccage les villes; l'orgueil se repaît et s'enfle du spectacle de tant de milliers d'hommes que le moindre signe fait courir à une mort certaine. La colère transporte leurs esprits, et souvent même, au milieu d'une victoire légitime, la licence des armes porte les ressentiments au-delà des justes bornes et leur fait connaître des fautes dont ils ne s'aperçoivent pas. La volupté, environnée de son cortège séduisant, étale à leurs yeux tous ses attraits et les enivre de son poison. Leur âme tout entière, attirée par des charmes si puissants, cède aveuglément au prestige, et l'effet en est d'autant plus certain que personne n'ose rappeler le prince à son devoir. O trône royal, que de précipices t'environnent! et que les rois ont de peine à garantir leur élévation d'une chute rapide au fond de l'abîme! »

Voilà, certes, un beau et måle langage; ce développement oratoire peut paraître aujourd'hui un lieu commun, mais à cette date de 1715, avant le Petit Carême et dans un éloge de Louis XIV, il ne manquait, ce semble, ni de hardiesse ni d'originalité. Et Grenan, on le voit par cette seule page, différait de son rival par la forme du discours non moins que par le fond. Ce style pur, élégant, harmonieux, a surtout le mérite d'être naturel. Il n'affecte pas d'enfermer la pensée dans une phrase courte, incisive, à effet, ce qui est le procédé fatigant du P. Porée; il ne court pas, comme lui, après l'antithèse, les pointes et les faux brillants. A l'exemple de son maître Cicéron, Grenan développe largement sa pensée; dédaigneux du bel esprit, il n'aspire qu'à la justesse et à l'élévation des pensées, qu'à la pureté et à l'élégance du langage; et c'est ainsi que les magistrats et les professeurs qui formaient la meilleure partie de son auditoire comprenaient la véritable éloquence.

Et maintenant, à qui donner la palme dans ce débat oratoire? on voit, par ce qui précède, pour qui je me prononcerais, si j'osais décider entre de pareils rivaux; mais je n'ai heureusement qu'à répéter ce que j'ai ouï-dire à des juges qui font autorité. Pour eux, le P. Porée ne fut, dans cette lutte, qu'ingénieux et spirituel; Grenan fut vraiment élo

quent; et ils ajoutaient que Voltaire eût certainement décerné le prix à l'organe de l'Université. Quelque estime qu'il professât pour son ancien maitre, quelque reconnaissance qu'il lui témoignât en toute rencontre, il lui reprocha toujours son goût trop prononcé pour l'antithèse, le bel esprit, le style coupé et sentencieux. Voyez à ce sujet la Relation de la mort du P. Berthier, et le tableau des écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècles en tête de l'Histoire du siècle de Louis XIV.

Au reste, après la bataille, chacun des combattants put de bonne foi s'attribuer la victoire. Car, en fait, il y eut, de part et d'autre, un nombre à peu près égal d'admirateurs; les deux collèges rivaux purent légitimement se glorifier de leur succès et se dire que l'honneur de la maison était satisfait. Il semblait donc que la lutte fût terminée et que les deux rivaux n'eussent plus qu'à retourner paisiblement à leurs travaux. Peut-être le voulaient-ils; mais l'esprit de parti ne le voulut pas. Il y avait là une occasion de querelle qu'il ne pouvait laisser échapper. En somme, qui l'avait emporté, de l'Université ou de la compagnie de Jésus, dans l'éloge de Louis le Grand? L'esprit de parti, si inquiet, ne trouvait pas que la question fût nettement résolue, il fallait qu'elle le fût. A cette époque, d'ailleurs, où manquait la distraction des journaux et des débats parlementaires, une querelle quelconque, littéraire ou religieuse, était nécessaire à la curiosité des oisifs; on avait besoin d'une polémique; la polémique s'engagea, et voici comment :

VII.

LETTRE DU P. PORÉE A GRENAN AU SUJET DU DISCOURS DE CELUI-CI.

Le P. Porée, il est inutile de le dire, n'avait pas assisté à la solennité religieuse de la Sorbonne, et il ne connut le discours de Grenan que par la lecture. Que se passa-t-il alors

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