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en lui? Cet esprit si distingué eut-il un mouvement de jalousie? ou s'imagina-t-il que l'œuvre de son rival, composée dans un tout autre esprit que la sienne, en était par là même la réfutation? ou plutôt, ce que j'inclinerais à croire, subit-il l'influence d'un mauvais conseil et obéit-il, plus qu'il ne l'eût voulu, à ce misérable esprit de parti qui entraîne souvent les plus nobles caractères? Toujours est-il que l'illustre professeur eut la singulière idée d'écrire..... à qui? à Benigne Grenan lui-même pour lui faire connaître son sentiment sur le discours récemment prononcé à la Sorbonne. Cela est presque incroyable, mais la lettre existe, et l'authenticité n'en a jamais été contestée. Elle débute naturellement par force compliments au professeur d'Harcourt : sa harangue est aussi remarquable par le fond que par la forme; mais à ces compliments de pure politesse et qui ne sont évidemment qu'une précaution oratoire succèdent aussitôt de graves réserves sur certaines appréciations du règne de Louis XIV, puis des censures sur l'esprit qui anime le discours, enfin des reproches précis et sévères sur la partie du discours concernant la religion. L'organe de l'Université avait dignement loué, sans doute, Louis XIV de son zèle religieux; il avait même applaudi en quelques mots au dénouement de la querelle sur le quiétisme et à la victoire sur l'hérésie; mais, et c'était là, on le comprend, le grief impardonnable, il n'avait pas dit un mot, pas un seul, du jansénisme, la pire des hérésies, ni de ses sectaires plus dangereux pour l'Église que Luther et Calvin; enfin il n'avait pas fait la plus légère allusion à la mémorable bulle que le pape Clément XI avait récemment promulguée pour la pacification de l'Église et l'extinction des doctrines de Jansénius.

Il ne fallait pas avoir l'épiderme bien sensible ni un amour-propre excessif pour être piqué jusqu'au vif par une pareille censure. Grenan fut donc profondément blessé par cette lettre singulière, et il y répondit sur-le-champ. Dans cette réponse, longue et animée, il se donna, dit-on, le tort de mêler au débat quelques personnalités d'un goût douteux; mais la faute en est surtout, ce semble, à celui qui l'avait

si malencontreusement provoqué. Quoi qu'il en soit, Grenan fit imprimer ensemble la lettre du P. Porée et sa réponse; le P. Porée répliqua, Grenan aussi, et voilà la polémique allumée. Elle n'eut pas duré bien longtemps, sans doute, car les deux rivaux, esprits modérés, eussent bientôt senti que leur dignité personnelle, aussi bien que l'honneur de leurs collèges, ne pouvait qu'être compromise par une lutte trop prolongée; malheureusement, ils avaient tous deux des amis moins sages qu'eux-mêmes, et qui n'étaient pas fàchés de se donner de l'importance en intervenant dans la querelle. Voyant les deux rivaux disposés à en rester là, ces officieux amis, hommes de parti d'ailleurs, jugèrent à propos de continuer la querelle, et elle continua avec un redoublement de vivacité, à la grande joie du public que ce débat intéressait et amusait beaucoup.

Ici, sans doute, on se demande pourquoi tant de bruit pour si peu de chose, et comment un débat sur deux discours latins pouvait intéresser à ce point l'opinion publique. Et d'abord, ce n'était pas si peu de chose, à cette date de 1715, qu'une querelle de latinité. Le latin, dont nous ne voulons plus aujourd'hui, était alors la langue non seulement de la théologie, mais de la philosophie, du droit, de la médecine, de toutes les sciences. Les savants de l'Europe ne correspondaient qu'en latin. En politique, le latin était la langue internationale. La langue française, sans doute, déjà enrichie de tant de chefs-d'œuvre, tendait à remplacer partout la langue latine; mais celle-ci était si loin encore d'être vaincue, qu'au moment même où les Jésuites et l'Université se battaient en latin, un prince de l'Église, diplomate éminent, Melchior de Polignac, publiait l'Anti-Lucrèce, poème latin en dix chants, auquel Voltaire, dans le Temple du goût, assignait une place honorable, tout en regrettant, il est vrai, que le poète n'eût pas écrit en français; mais Voltaire était un novateur. Remarquons bien, d'ailleurs, que, sous l'apparence de cette querelle de discours latin, s'agitait la question de l'Université et des Jésuites, ces deux puissances rivales qui représentaient chacune un côté de l'esprit public, et

qu'ainsi ce débat, futile à première vue, est singulièrement sérieux pour qui songe aux passions politiques et surtout religieuses qu'il met en mouvement. Deux ans s'étaient à peine écoulés depuis que le chef de l'Église avait voulu, par un acte décisif mettre fin au jansénisme; mais la fameuse bulle n'était pas, tant s'en faut, acceptée de tous, et l'on peut dire qu'elle avait plus contribué peut-être à irriter qu'à apaiser les esprits. L'Université, particulièrement dévouée au parti janséniste, n'oubliait pas qu'en 1712 l'homme qui lui faisait le plus d'honneur par ses lumières et ses vertus, l'illustre Rollin, avait subi la persécution la plus odieuse, et que, pour le seul crime d'être le partisan et l'ami des solitaires de Port-Royal, on l'avait arraché à ce cher collège de Beauvais dont il était le chef encore plus aimé que vénéré. Elle n'oubliait pas davantage, l'Université, que l'année suivante, le savant abbé Pluche, principal du collège de Reims, avait subi le même traitement pour avoir protesté contre la bulle. Ces souvenirs et bien d'autres semblables étaient tout récents; et, un moment effacés par les désastres publics, puis par la mort de Louis XIV, ils se ravivaient d'eux-mêmes dans les esprits à la fin de l'année 1715; et voilà comment une querelle de collège, à propos de deux discours latins, emprunta aux circonstances un intérêt et une gravité qui en firent presque un événement.

VIII.

LES COMBATTANTS: DU CÔTÉ DE L'UNIVERSITÉ, GUÉRIN; DU CÔTÉ DES JÉSUITES, LES ABBÉS MASSON ET LAFFARGUE.

Cependant, d'un côté comme de l'autre, la bataille ne fut pas dirigée par les chefs du parti. Rollin, vieux et fatigué, vivait, depuis quelques années, retiré aux portes de Paris dans une petite maison qu'il a rendue célèbre par son séjour, et il ne prit aucune part directe au combat entre l'Université et ses ennemis. L'abbé Pluche l'imita, et tous deux se bor

nèrent au rôle de spectateurs, mais non, à coup sûr, de spectateurs indifférents. Il en fut de même du côté des Jésuites : aucun des professeurs du collège de Clermont ne prit part à la lutte, au moins ouvertement. Le principal champion de l'Université dans cette circonstance fut Guérin, professeur d'humanités au collège de Beauvais, ancien élève et ami de Rollin. Guérin avait exclusivement vécu jusqu'alors dans le silence de l'étude, et il n'était connu de l'Université et des savants que par sa traduction de Tite-Live; aussi s'étonnat-on de l'ardeur qu'il porta dans la défense de Grenan et de l'Université : c'est que, depuis la fameuse soirée où il avait vu Rollin en pleurs forcé par les intrigues des Jésuites de quitter le collège de Beauvais, Guérin avait voué aux persécuteurs de son vieux maître une haine implacable. Il ouvrit le feu par une brochure de soixante-quatre pages intitulée : Réflexions critiques sur l'Éloge funèbre du Roi par le P. Porée. Il attaque tout d'abord la division du discours, magnus in bello, major in pace, maximus in religione, qui lui semble un jeu de mots et, en tout cas, plus ingénieuse que vraie. Est-il bien juste de dire que Louis fut plus grand dans la paix que dans la guerre? S'il fit de grandes choses à la guerre à l'aide des Turenne et des Condé, il eut pour collaborateurs dans la paix les Colbert et les Louvois : dans l'un et l'autre domaine, son grand mérite fut surtout de bien choisir. Quant au maximus in religione, n'est-ce pas là une pensée équivoque? Si l'orateur a voulu dire que Louis fut un modèle de piété, c'est le nom de saint qu'il devait lui donner; s'il n'a voulu que le louer de la protection accordée à la religion, cette qualité qui lui est commune avec tous ses ancêtres n'a fait donner à aucun le nom de grand, encore moins de très grand. » Cette critique nous paraît aujourd'hui un peu superficielle; il est à croire qu'elle le fut moins aux yeux des contemporains, et que, de la part du janséniste Guérin, la protestation contre la qualité de très grand en religion donnée à Louis XIV impliquait un blâme secret de la vie morale du grand roi; mais exprimer nettement un reproche si mérité n'était pas possible

alors le fétichisme monarchique n'avait pas fait son temps. Guérin fait ensuite au P. Porée une guerre de grammairien et de rhéteur. Il lui reproche des constructions irrégulières, des tours recherchés et bizarres, des expressions hasardées et vicieuses; mais il attaque surtout son système de latinité, ce style étrange, à phrases courtes et sentencieuses, ces continuelles antithèses, aussi fatigantes pour l'esprit que pour l'oreille. Dans ce style qui avait des admirateurs, Guérin ne voit qu'un signe certain de décadence; il n'y a pour lui de véritable éloquence que celle qui s'inspire des écrivains de la grande époque, de Tite-Live, de Cicéron surtout : c'est à cette école que se forment les Bossuet et les Bourdaloue; le style nombreux et périodique est l'expression naturelle des idées graves et des sentiments élevés dont il faut nourrir l'esprit et le cœur des jeunes gens. Telle est, en substance, la critique de Guérin ; elle eut naturellement un grand succès parmi les membres et les amis de l'Université.

Les partisans du P. Porée ne firent pas attendre la réponse.

On remarquait, parmi les plus ardents, l'abbé Masson, humaniste de quelque talent qui avait récemment publié une traduction de Salluste, et l'abbé Lafargue, prêtre attaché à la maison royale de Saint-Cyr; esprit violent, plus prompt à dire des injures qu'à trouver de bonnes raisons, et d'une instruction si médiocre qu'il ne pouvait rien dire ni écrire sans commettre les plus grossières erreurs. Ce fut certainement un malheur pour le P. Porée qu'un pareil avocat; mais il ne le choisit pas, Lafargue s'imposa, et il ne fut pas facile de se débarrasser de lui. Guérin, avons-nous dit, avait attaqué le discours du P. Porée par une brochure de soixante-quatre pages; Lafargue eut à cœur de répondre par une brochure bien plus longue : elle avait cent huit pages et portait pour titre : Réponse à la critique faite par M. Guérin à l'éloge de Louis XIV par le P. Porée. On ne vit jamais rien de plus vide d'idées, et en même temps de plus grossier et de plus violent que la brochure de Lafargue. Il n'y a que

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