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France, ils étaient nombreux à Paris, et l'on citait, comme les plus renommés, le Collège de Navarre, qui eut Bossuet pour élève; le Collège des Dix-Huit, où Rollin fit ses études; le Collège du Plessis, où il fut professeur; celui de Beauvais, dont il fut principal; le Collège du Cardinal Lemoine, où le bon Lhomond devait plus tard passer toute sa vie; le Collège d'Harcourt, où Racine fit sa philosophie, etc. C'est la rivalité du Collège d'Harcourt et du Collège de Clermont, appartenant aux Jésuites, qui fait l'objet de cette Étude.

I.

LE COLLÈGE D'HARCOURT ET LE PROFESSEUR GRENAN.

Fondé à la fin du treizième siècle, sous le règne de Philippe le Bel, par un chanoine de Paris, de l'illustre famille d'Harcourt, en Normandie, ce collège était, en 1715, à l'apogée de la prospérité. Il la devait d'abord à son heureuse situation au centre du quartier des écoles, puis au zèle de son principal et au talent de ses professeurs, mais tout particulièrement au mérite du professeur de rhétorique Bénigne Grenan, qui en était le maître le plus renommé après en avoir été le plus brillant élève. Grenan avait alors trentesix ans, et telle était depuis longtemps sa réputation d'humaniste, que Rollin, qui s'y connaissait, voulut, quand il prit la direction du Collège de Beauvais, l'enlever au Collège d'Harcourt pour l'attacher à son collège; mais tous les efforts du bon Rollin, ses ruses même, dit-on, échouèrent devant l'énergique résistance du principal d'Harcourt et l'attachement filial du jeune professeur pour le collège qui l'avait formé.

Les œuvres de Grenan, conservées dans des recueils classiques connus des seuls humanistes, sont considérables; mais, hélas! elles sont toutes écrites en latin; et l'on s'at

triste vraiment, quand on les parcourt, de voir tant d'esprit, de savoir et de talent à jamais ensevelis dans l'oubli. Ce sont des harangues composées pour des solennités classiques ou religieuses, des discours de distribution de prix dont l'ensemble forme un traité complet d'éducation littéraire et morale, selon les idées de l'époque. Très solides de fond et non moins élégantes de forme, les haranges latines de Grenan étaient regardées par les humanistes de l'Université comme le vrai modèle du genre, je veux dire du genre cicéronien; car, en dépit de certains novateurs, la vieille Université gardait, comme une de ses traditions les plus chères, le culte de l'orateur romain, et Grenan en était un des fidèles les plus fervents.

Le jeune professeur d'Harcourt n'était pas moins renommé pour son talent en poésie latine. Outre plusieurs petits poèmes de son invention, qu'on peut lire dans le recueil intitulé: Selecta carmina clarissimorum quorumdam in Universitate parisiensi, il avait traduit en vers latins une foule de fragments des grands poètes français du dix-septième siècle, et l'on vantait comme un chef-d'œuvre sa traduction de la Satire des femmes, de Boileau, où il avait égalé, surpassé mème, disaient quelques enthousiastes, l'œuvre originale.

En 1712, sa renommée poétique, déjà très répandue, s'était encore accrue par la victoire qu'il avait remportée sur son collègue et ami Coffin, le célèbre auteur des hymnes du Bréviaire de Paris. Il s'agissait, dans cette lutte mémorable, de décider entre le vin de Champagne et le vin de Bourgogne. Grand débat, et pour les latinistes et pour les gourmets. Coffin, qui était Champenois, il était né dans les Ardennes, -se prononça naturellement pour les produits d'Aï, de Reims et d'Épernay; Grenan, né à Noyers, dans la Haute-Bourgogne, donna la préférence aux vins de Beaune, Nuits, Chambertin, Pomard, et surtout au célèbre clos Vougeot, que possédaient alors les abbés de Citeaux. Durant plusieurs semaines, paraît-il, tous ceux à qui le latin était aussi familier que la langue maternelle, magistrats,

ecclésiastiques et professeurs, prirent l'intérêt le plus vif à cette joute poétique. Enfin, de par les juges les plus autorisés, la palme fut décernée à Bénigne Grenan, et les pièces des deux concurrents, qui restèrent d'ailleurs bons amis, furent imprimées dans le même volume et publiées sous ce titre Procès poétique touchant les vins de Champagne et de Bourgogne, jugé souverainement par la Faculté de médecine de l'Ile de Cos, avec requête latine en vers hendécasyllabiques de Grenan à Fagon, médecin du roi, pour faire proscrire le Champagne comme contraire à la santé.

Quelle importance un professeur du mérite et de la réputation de Grenan devait donner au collège où il occupait la principale chaire, il est maintenant facile de le comprendre... Et cependant, - tant il est vrai que le parfait bonheur n'est pas dans ce monde, dans l'Université pas plus qu'ailleurs, le Collège d'Harcourt et le professeur Grenan ne jouissaient sans inquiétude, ni celui-là de sa prospérité, ni celui-ci de sa renommée. Dans le voisinage d'Harcourt, en effet, rue Saint-Jacques, s'élevait le Collège de Clermont, dirigé par les Jésuites, et ce collège était pour d'Harcourt, non seulement un rival, mais un adversaire, plus encore, un ennemi; et, pour comble, Grenan rencontrait, dans le professeur de rhétorique du Collège de Clermont, le plus redoutable des antagonistes.

Au reste, si nous voulons bien comprendre l'esprit qui animait les deux maisons rivales et l'ardeur de la lutte qui en devait naître, il est indispensable, ce nous semble, de connaître les antécédents du Collège de Clermont et sa situation particulière en face de l'Université comme de l'opinion publique pour cela, il nous faut remonter à l'époque de l'établissement de ce collège et raconter rapidement son his

toire.

II.

PROCÈS ENTRE L'UNIVERSITÉ ET LES JESUITES.

LE P. JOUVENCY ET LE P. PORÉE.

Ce n'est pas sans de pénibles efforts que la Compagnie de Jésus était parvenue à se fixer à Paris et à y fonder un collège. Non seulement la libre-pensée d'alors, le protestantisme la repoussait avec énergie; mais le Parlement, imbu des doctrines gallicanes, voyait dans la nouvelle congrégation, selon l'expression du temps, le suppôt de l'omnipotence romaine, et il refusa cinq fois, sous le règne de François II, d'enregistrer les lettres patentes qui autorisaient son établissement. Une grande partie du clergé ne leur était pas plus favorable. L'évêque de Paris, Eustache de Bellay, les tenait pour nettement suspects; et, en 1554, la Faculté de théologie les qualifia d'hommes dangereux pour la foi, propres à troubler la paix de l'Église, à renverser l'État monarchique, et plus faits en somme pour la destruction que pour l'édification.

Mais les Jésuites étaient doués d'une ténacité et d'une persévérance à toute épreuve. A force de patience, d'habileté à tourner les difficultés, surtout de soumission doucereuse. aux puissances, ils purent ouvrir un collège à Paris en 1561, et c'est ce collège qu'ils appelèrent Collège de Clermont. C'était de leur part un témoignage de reconnaissance à l'évêque de Clermont, Guillaume du Prat, qui, non content de leur prêter un énergique appui dans tous les obstacles qu'ils avaient eu à surmonter, leur avait légué par son testament 60,000 écus d'or.

La vieille Université, on le pense bien, fut indignée. Ce corps antique, qui avait la prétention de remonter à Charlemagne, que les papes et les rois, depuis des siècles, se plaisaient à combler de faveurs et de privilèges, vit dans le nouveau collège une concurrence désastreuse pour ses éco

les. Il protesta vivement; et, l'opinion de la magistrature, de la haute bourgeoisie, d'une partie même du clergé se déclarant en sa faveur, il ne craignit pas de demander à la justice l'interdiction de ses rivaux : il la demanda au nom de la religion, de la patrie, au nom des libertés de l'Église gallicane, enfin, au nom des privilèges séculaires qu'il tenait des papes et des rois de France.

Alors s'ouvrit, sous la présidence de Christophe de Thou, le mémorable procès de l'Université et des Jésuites. Ceux-ci choisirent pour défenseur Versoris, l'un des plus habiles avocats du barreau de Paris; et l'Université confia sa cause à Étienne Pasquier, qui, quoique Parisien, avait étudié le Droit à Toulouse, sous Cujas, et avait hérité des sentiments de son maître à l'égard de la Société de Jésus.

Versoris fut très habile, et ses adversaires furent les premiers à rendre justice à son talent. Quant à Étienne Pasquier, tous les témoignages de l'époque, à l'étranger comme en France, furent unanimes pour proclamer sa grande éloquence et son immense succès. Du jour au lendemain, il arriva à la plus haute renommée. Et quand on lit aujourd'hui ce fameux plaidoyer, on partage sans réserve l'admiration des contemporains. Avec son ferme bon sens et sa merveilleuse perspicacité, Pasquier signala dès lors, comme le ferait un publiciste libéral de nos jours, le danger des congrégations enseignantes, et notamment de la Congrégation de Jésus. Il montre, d'un côté, un corps enseignant relevant directement de l'État, lié à l'Église par la foi, mais ne faisant pas nécessairement partie de la hiérarchie ecclésiastique, animé, par conséquent, de l'esprit de liberté et de patriotisme; de l'autre, il montre une congrégation sans lien aucun avec l'État, soumise exclusivement et en tout à l'autorité romaine, et constituant ainsi une sorte de milice étrangère au sein de la patrie. Depuis Pasquier, on s'est bien souvent occupé des Jésuites, soit pour les attaquer, soit pour les défendre; dans tous les écrits de leurs adversaires, depuis le procureur général de La Chalotais jusqu'au procureur général Dupin, on ne trouve aucun argument qui

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