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d'un peuple ébloui, mais qu'un Juge éclairé méprife.

pour

Ce qui contribue le plus à la chaleur de l'intérêt, c'eft la force des caractères, jointe à la réalité de l'action. Comment peut-on s'intéresser des Perfonnages inconnus & pour des avantures que l'on fçait imaginaires? Des noms peu célèbres & créés uniquement pour la Scène peuvent-ils faire cette vive impreffion de plaifir, fi naturelle & fi fure, quand les noms des Perfonnages font fameux & confacrés dans l'Hiftoire? Quand un Roi, un Héros, s'annonce par lui-même; quand la grandeur de fon nom prévient & remplit l'efprit du fpectateur,quand fa gloire marche en quelque forte devant lui, l'image de fes revers n'en devient-elle pas plus intéreffante? L'amour qu'on avoit pour lui fe réveille dans tous les cœurs ; il excite cette pitié généreufe, cette crainte agréable, dont l'ame est toujours faifie à l'afpect d'un illuftre malheureux, mais qu'elle n'éprouvera jamais en faveur d'un fcélérat pour qui l'on fabrique des crimes dans fon cabinet, ou d'un bon Roi que l'on rend l'objet & prefque la victime des attentats de fon Miniftre, ou même

d'un jeune Héros qui figure en petit Conquérant fur le Théâtre, quoiqu'il n'ait jamais figuré dans l'Hiftoire. L'efprit alors perd tout le plaifir des refTemblances dans les Portraits; & le cœur, qui d'ordinaire fe laiffe conduire par l'efprit, ne reçoit que très-difficilement des impreffions nouvelles pour lui & fouvent forcées; au lieu qu'il fe prête comme de lui-même à toutes les illufions du Théâtre, quand il eft déja plein de l'idée du Perfonnage.

Voilà, fi je ne me trompe, la plus belle fource des plaifirs nobles & touchans que donne la Tragédie, qui ne doit être, ainfi que le Poëme Epique dont elle est émanée, qu'une action grande, réelle, & vivement représentée. S'il eft quelque Roman en Tragédie qui touche & qui remue, eft-ce une raifon fuffifante pour un jeune homme de tenter ce genre étrange, que les Sophocles, les Euripides, les Corneilles & les Racines ont dédaigné, comme plus imparfait, & moins propre à frapper au but, qui fut toujours d'intéreffer & d'émouvoir ? Croira-t-on que ces grands maîtres n'euffent pas affez de génie pour difpofer des événemens romanefques

en action? Croira-t-on qu'ils ne connuffent pas affez ce genre pour être en droit de le méprifer? Une action véritable & grande, foutenue par d'illuftres Perfonnages, leur fourniffoit abondamment des beautés frappantes & pathétiques; ils avoient le talent d'y joindre d'heureux incidens. Cette action réelle, ainsi nourrie, pour ainfi dire, de fon propre fuc, devenoit entre leurs mains une Tragédie, chef-d'œuvre de l'Art, & modèle de la Poftérité, qui malheureusement s'en embarraffe peu.Notre Comédie eft déja en proye au Roman: le verrons-nous encore infecter la Tragédie? Voulons-nous changer la vérité fi majestueufe & fi touchante en petits menfonges puérils, & tout au plus ingénieux ?

La Tragédie n'admet pas toute forte de caractères ni de paffions: fon intérêt perd beaucoup par les ames foibles qu'on introduit fur la Scène, par les cœurs furtout qui n'ont que de la droiture, Un bon Roi, qui n'a ni l'efprit de connoître des traîtres, ni la force de les punir, joue un fort fot perfonnage. Le propre de la Tragédie eft de peindre tout avec une espèce d'em

portement; elle ne fe nourrit que de fang & de larmes, ne fe plaît que dans les malheurs & les renverfemens Les Anciens la repréfentoient éplorée, un poignard à la main, précedée de la Vengeance, accompagnée de la Terreur, & fuivie du Defefpoir. Pour entretenir l'émotion théatrale, il faut de la violence, de l'impétuofité dans les caractères; fans quoi la marche tragique languit, & manque fon effet, qui eft d'infpirer la crainte & la pitié. Les bons Rois font compaffion, quand ils font malheureux; mais ils n'excitent point cette fenfibilité vive, mêlée d'une certaine admiration, que l'on éprouve en voyant les grands courages traverfés par de grands périls. Pour la perfection de l'intérêt, il eft né ceffaire que le caractére principal faffe rapidement mouvoir tous les refforts tragiques. Il doit être l'ame de la Pièce, & les caractères fubalternes doivent contrafter avec lui, pour lui donner encore plus d'activité.

Pour en venir au coloris, fa beauté fi je ne me trompe, confifte en partie à mettre en action les Perfonnages, à les représenter fous leurs véritables traits; ce qu'Ariftote appelle les Maurs. Il con

pare l'action tragique au deffein d'urè Tableau; mais les mœurs font comme les couleurs qui font fortir les Perfonnages, & qui donnent de la faillie à l'ordonnance. Au refte il faut faire faillin les mœurs bien moins par les paroles que par les actions. Des fentences en forme d'oracles, & tous ces vers frappans, mais poftiches, qu'il plaît à nos petits Euripides d'entaffer dans leurs ouvrages, & qu'ils appellent des illuminations foudaines, peuvent furprendre les applaudiffemens; mais la Pièce qu'ils rendent bourfoufflée, au lieu de lui donner un véritable embonpoint, manquera toujours les fuffrages.

Les penfées & les fentimens forment le ftyle; c'est le ftyle qui contribue le plus à la beauté du coloris ; il eft l'expreffion des mœurs. Un Spectacle, tel que la Tragédie, ne peut vivre que d'idées grandes, majeftueufes, énergiques, que de fentimens qui répondent à la nobleffe, à la force de ces idées : de-là ces penfées vives, ces traits de génie, dont les Anciens vous achèvent un caractère; de-là ces gradations de mouvemens, produits par tout ce que la paffion peut fournir de plus animé.

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