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avec les autres, & qui fe combattent quelques fois les unes les autres. Il eft beaucoup plus aifé de peindre un furieux, qui ne connoît ni équité ni bienfeance comme Achille, que de peindre un homme violent, mais qui eft arrêté par mille confiderations d'honneur, d'amour,& d'intereft comme Mithridate.

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Mais Homere qui épargne fi peu fon Héros en certaines circonftances, a pour lui en d'autres rencontres des ménagemens d'une espece toute particuliere. Homere,dit Me D. fur un endroit du 2 3o livre a fait entendre qu'Achille traîna Hector plus fouvent, & à plus de reprises, qu'il ne le dit; voilà pourquoi, comme Euftache l'a fort bien remarqué, il a voulu épargner ce Heros en ne le nommant point. Il me femble au contraire que puifque Homere infinue qu'Achille traîna le corps d'Hector plus de fois qu'il ne l'a dit ailleurs expreffement, il aggrave icy l'inhumanité de fon Héros, & nous donne, à fon defavantage, des idées que nous n'avions point encore. Mais de plus, la conduite d'un Perfonnage Poëtique, du moment qu'il eft entré dans le Poëme, étant toute entiea p. 573.

re en la difpofition du Poëte, le vrai moyen de l'épargner auprés des Lecteurs, n'eft point de fupprimer son nom, ou de diffimuler fes mauvaises actions,c'est de ne les lui point faire faire; & la reflexion d'Euftathe s'appelle en François une reflexion creuse. Eft-il, en effet, rien de plus creux que des faits imaginaires, qui font arrivez plus de fois que ne le dit celui-là même qui les a imaginez. Ce feroit autre chofe fi l'on introduifoit un perfonnage qui en voulut justifier un autre auprés d'un troifiéme; car en ce cas le premier pourroit fort bien diffimuler quelques fautes du fecond; parce que les Perfonnages Poëtiques qui font imaginaires ou arbitraires, à l'égard du Poëte, du moins par rapport à toutes les actions qu'ils font dans le Poëme, font les uns à l'égard des autres comme s'ils étoient réels ou réellement tels: ainfi il y a un veri table fondement à une autre remarqué du même Euftathe allegué par Me D. fur ce que Thetis, voulant obtenir de Vulcain des armes pour Achille, ne lui dit point certaines chofes qui pourroient faire tort à fon fils. Thetis, dir Me D.a pour venir au bout de fon deffein, raa Vol. 3. p. 475.

conte tout à l'avantage de fon fils; voilà pourquoi elle fupprime l'Epifode de l'ambaffade, les prieres que l'on avoit employées pour le flechir, & tout ce que les Gress avoient fouffert depuis le retour des Ambasadeurs; elle joint adroitement deux chofes fort éloignées, comme fi elles s'étoient fuivies dans le méme moment. Il n'a pas voulu, dit elle, fecourir les Grecs, mais il a employé Patrocle. Or entre le refus de fecourir les Grecs, & l'envoy de Patrocle, il s'eft paffé des chofes horribles; mais elle les fupprime de peur de rebuter Uulcain par le recit de cette inflexible dureté, & de lui donner de l'averfion pour Achille. Cette remar que me paroift d'un grand fens. J'en tombe d'accord avec Me D. mais j'ajoûte à cela qu'Homere devoit avoir à nôtre égard l'aprehenfion de Thetis à l'égard de Vulcain, & craindre que les Lecteurs, qui auroient dans l'ame quelques principes d'humanité, ne viffent fon Achille, & tout fon Poëme qu'avec horreur.

Le P. le Boffu confond le fentiment public avec le fien, lorfqu'il dit qu'on ne demande pas une plus grande punition de la mechanceté d'Achille que la a L. 2. chap. 17.

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mort de Patrocle fon ami. Les mechans doivent être punis par leur

propre mort, & non par celle de leurs amis, fur tout quand ces amis font des modeles de bonté, comme il eft dit de Patroclea. En fecond lieu, l'indignité avec laquelle Achille traîne le corps d'Hector, dont il a dit même b qu'il voudroit manger les chairs crues, & la barbarie avec laquelle il fait égorger douze Troyens de fang froid fur le corps de Patrocle, font pofterieures à la mort de fon ami, & demeurent par confequent fans punition. La feule catastrophe qui eût pû nous fatisfaire, eft celle qui auroit puni Achille dans fa ferocité même. L'agreable, dit Ariftote, eft lorsqu'un vail. lant homme, mais injufte eft vaincu. On voit, avec plaisir, dit Mr D. en interpre tation de ce paffaged, un vaillant homme injuste que fa vaillance n'a pas fanvé. La raifon & la nature parlent icy par la bouche d'Ariftote & de Mr D. malgré toutes leurs préventions. C'est donc encore une remarque vaine que celle que Me D. e rapporte d'Euftathe, fçavoir qu'Homere fait voir à fes Le

a L. 23. p. 302.
b L. 22. p. 272.
c Chap. 19.

d Pag. 311.
e Vol. 3. p. 425.

Eteurs la chevelure d'Euphorbe nageant dans le fang, pour le confoler de ce qu'il a vû le pennache d'Achille fouille de Sang & de pouffiere. Nous n'avions aucun befoin de confolation là-deffus, & nous aurions voulu voir Achille lui-même dans cet état. Qu'on ne s'y trompe pas, tout l'éclat de la Poëfie, & tout le fafte de l'éloquence ne fçauroit étouffer en nous le fentiment de la justice: avec quelque magnificence de paroles que les Hiftoriens conduifent Alexandre jufqu'aux Indes, on fouhaiteroit le voir vaincu par Porus. Les Hiftoriens n'ont pû changer le fait; mais Home. re, qui étoit maître de fa matiere, devoit tourner l'Iliade autrement, parce que, felon l'excellente maxime du P, le Boffu a la Poëfie fait elle-même les fuites fâcheufes des mauvaises actions, & la recompenfe des bonnes. Me D. dit b qu'on auroit voulu voir comment Homere auroit traité la mort d'Achille aprés celle de Patrocle & celle d'Hetor. Elle fait du filence du Poëte fur ce fujet, une beauté de fuppofition af fez difficile à fentir; mais pour moi j'aurois demandé cette mort par raifon de fatisfaction & d'exemple; & c'eft de cette feule maniere que l'Iliade pouvoit V. 3. pag. 594.

a L. I.ch. 2.

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