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donné, et que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C'est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux; c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples...

S'il est difficile qu'un grand État soit bien gouverné, il l'est beaucoup plus qu'il soit bien gouverné par un seul homme, et chacun sait ce qui arrive quand le roi se donne des substituts.

Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que, dans celui-ci, la voix publique n'élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur; au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont, le plus souvent, que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font, dans les cours, parvenir aux grandes places, ne servent qu'à montrer au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince, et un homme d'un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère qu'un sot à la tête d'un gouvernement républicain. Aussi quand, par quelque heureux hasard, un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une monarchie presque abîmée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu'il trouve, et cela fait époque dans un pays.

Pour qu'un État monarchique pût être bien gouverné, il faudrait que sa grandeur ou son étendue fût mesurée aux facultés de celui qui gouverne. Il est plus aisé de conquérir que de régir. Avec un levier suffisant, d'un doigt on peut ébranler le monde, mais pour le soutenir, il faut les épaules d'Hercule. Pour peu qu'un Etat soit grand, le prince est presque toujours trop petit. Quand, au contraire, il arrive que l'État est trop petit pour son chef, ce qui est très-rare, il est encore mal gouverné, parce que le chef, suivant toujours la grandeur de ses vues, oublie les intérêts des peuples, et ne les rend pas moins malheureux, par l'abus des talents qu'il a de trop, qu'un chef borné, par le défaut de ceux qui lui manquent. Il faudrait, pour ainsi dire, qu'un royaume s'étendit ou se resserrât à chaque règne, selon la portée du prince; au lieu que les talents d'un sénat, ayant des mesures plus fixes, l'État peut avoir des bornes constantes et l'administra tion n'aller pas moins bien.

Le plus sensible inconvénient du gouvernement d'un seul est le défaut de cette succession continuelle qui forme dans les deux autres une liaison non interrompue. Un roi mort, il en faut un antre; les élections laissent des intervalles dangereux; elles sont orageuses et, à moins que les citoyens ne soient d'un désintéressement, d'une intégrité que ce gouvernement ne comporte guère, la brigue et la corruption s'en mêlent. Il est difficile que celui à qui l'Etat s'est vendu ne le vende pas à son tour, et ne se dédommage pas, sur les faibles, de l'argent que les puissants lui ont extorqué. Tôt ou tard, tout devient vénal sous une pareille administration; et la paix dont on jouit alors sous les rois est pire que le désordre des interrègnes.

Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux? On a rendu les couronnes héréditaires dans certaines familles, et l'on a établi un ordre de succession qui prévient toute dispute à la mort des rois; c'est-à-dire que, substituant l'inconvénient des régences à celui des élections, on a préféré une apparente tranquillité à une administration sage, et qu'on a mieux aimé risquer d'avoir pour chef des enfants, des monstres, des imbéciles, que d'avoir à disputer sur le choix des bons rois; on n'a pas considéré qu'en s'exposant ainsi aux risques de l'alternative, on met presque toutes les chances contre soi. C'était un mot très-sensé que celui du jeune Denis, à qui son père, en lui reprochant une action honteuse, disait « T'en ai-je donné l'exemple? Ah! répondit le fils, votre père n'était pas roi. »

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Tout concourt à priver de justice et de raison un homme élevé pour commander aux autres. On prend beaucoup de peine, à ce qu'on dit, pour enseigner aux jeunes princes l'art de régner; il ne paraît pas que cette éducation leur profite. On ferait mieux de commencer par leur enseigner l'art d'obéir. Les plus grands rois qu'ait célébrés l'histoire n'ont point été élevés pour régner, c'est une science qu'on ne possède jamais moins qu'après l'avoir trop apprise et qu'on acquiert mieux en obéissant qu'en commandant. Nam utilissimus idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum delectus, cogitare quid aut nolueris sub alio principe, aut volueris (1).

Une suite de ce défaut de cohérence est l'inconstance du gouvernement royal, qui, se réglant tantôt sur un plan et tantôt sur un autre, selon le caractère du prince qui règne ou des gens qui

1. Tacite, Hist., 1. I, XVI.

EXT. GR. PHilos.

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règnent pour lui, ne peut avoir longtemps un objet fixe ni une conduite conséquente, variation qui rend toujours l'État flottant de maxime en maxime, de projet en projet, et qui n'a pas lieu dans les autres gouvernements où le prince est toujours le même. Aussi voit-on qu'en général, s'il y a plus de ruse dans une cour, il y a plus de sagesse dans un sénat, et que les républiques vont à leurs fins par des vues plus constantes et mieux suivies, au lieu que chaque révolution dans le ministère en produit une dans l'État, la maxime commune à tous les ministres, et presque à tous les rois, étant de prendre en toute chose le contre-pied de leur prédécesseur. Contrat social, III, vi.

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Il n'y a qu'une seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime : c'est le pacte social; car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu. Décider que le fils d'un esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne naît pas homme.

Si donc, lors du pacte social, il s'y trouve des opposants, leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils n'y soient compris; ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l'État est institué, le consentement est dans la résidence; habiter le territoire, c'est se soumettre à la souveraineté (1).

Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres; c'est une suite du contrat même.

Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les sieunes? comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti ?

Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté

1. « Ceci doit toujours s'entendre d'un Etat libre; car d'ailleurs la familie, les biens, le défaut d'asile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, et alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contrat ou à la violation du contrat. »> Note de Rousseau.

générale; c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres (1). Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur; chacun, en donnant son suffrage, dit sou avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si. mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu ; c'est alors que je n'aurais pas été libre.

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale sont encore dans la pluralité (2); quand ils cessent d'y être, quelque parti qu'on prenne, il n'y a plus de liberté.

En montrant ci-devant comment on substituait des volontés particulières à la volonté générale dans les délibérations publiques, j'ai suffisamment indiqué les moyens praticables de prévenir cet abus; j'en parlerai encore ci-après. A l'égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette volonté, j'ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer. La différence d'une seule voix rompt l'égalité, un seul opposant rompt l'unanimité; mais, entre l'unanimité et l'égalité, il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre, selon l'état et les besoins du corps politique.

Deux maximes générales peuvent servir à régler ces rapports : l'une, que plus les délibérations sont importantes et graves, plus l'avis qui l'emporte doit approcher de l'unanimité; l'autre, que plus l'affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des avis. Dans les délibérations qu'il faut terminer sur-le-champ, l'excédant d'une seule voix doit suffire. La première de ces maximes paraît plus convenable aux lois et la seconde aux affaires. Quoi qu'il en soit, c'est sur leur combinaison que s'établissent les meilleurs rapports qu'on peut donner à la pluralité pour prononcer.

Contrat social, IV, 11.

1. « A Gènes, on lit au devant des prisons et sur les fers des galériens ce mot: libertas. Cette application de la devise est belle et juste. En effet, il n'y a que les malfaiteurs de tous Etats qui empèchent le citoyen d'ètre libre. » Note de Rousseau.

2. C'est-à-dire que l'esprit de la pluralité, du plus grand nombre, est encore identique à la volonté nationale, à l'esprit de la nation.

DIDEROT.

Denis Diderot naquit à Langres, en 1713, d'un coutelier, étudia chez les jésuites de Langres, puis au collège d'Harcourt à Paris. Il entra chez un procureur, puis se dégoûta de la procédure, donna des leçons pour vivre et se maria, tout jeune encore, à une femme pauvre qui vivait du travail de ses mains. Il traduisit d'abord plusieurs ouvrages anglais, puis publia l'Essai sur le mérite et la vertu (1745), les Pensées philosophiques (1746), la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1719). Diderot fut emprisonné au donjon de Vincennes à cause des hardiesses contenues dans ces livres. Bientôt il devint un des chefs du mouvement philosophique et le directeur de l'Encyclopédie Ses Fensées sur l'interprétation de la nature sont de 1754; ses Salons sont de 1765-67. Après un voyage en Russie et en Prusse, Diderot vécut à Paris fort retire. Il mourut en 1784.

1. Unité et continuité de la nature. D'où vient l'étonnement de l'homme.

L'étonnement vient souvent de ce qu'on suppose plusieurs prodiges où il n'y en a qu'un; de ce qu'on imagine dans la nature autant d'actes particuliers qu'on nombre de phénomènes, tandis qu'elle n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte. Il semble même que, si elle avait été dans la nécessité d'en produire plusieurs, les différents résultats de ces actes seraient isolés; qu'il y aurait des collections de phénomènes indépendantes les unes des autres, et que cette chaîne générale, dont la philosophie suppose la continuité, se romprait en plusieurs endroits. L'indépendance absolue d'un seul fait est incompatible avec l'idée de tout, et sans l'idée de tout plus de philosophie. De l'interprétation de la nature, XI.

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Il semble que la nature se soit plu à varier le même mécanisme d'une infinité de manières différentes. Elle n'abandonne un genre de productions qu'après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère le règne animal, et qu'on s'aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n'y en a pas un qui n'ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal prototype de tous les animaux, dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ?

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