Images de page
PDF
ePub

Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s'étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout, au lieu de la main d'un homme vous aurez le pied d'un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l'enveloppe du prototype, quel qu'il ait été, ap- · procher un règne d'un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins des deux règnes (s'il est permis de se servir du terme de confins où il n'y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes d'êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités et des fonctions de l'un, et revêtus des formes, des qualités, des fonctions de l'autre, qui ne se sentirait porté à croire qu'il n'y a jamais eu qu'un premier être prototype de tous les êtres ?

III.

De l'interprétation de la nature, XII.

Tous les phénomènes physiques dérivent d'un seul rôle de la science.

De même que, en mathématiques, en examinant toutes les propriétés d'une courbe on trouve que ce n'est que la même propriété présentée sous des faces différentes, dans la nature on reconnaîtra, lorsque la physique expérimentale sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de la pesanteur, ou de l'élasticité, ou de l'attraction, ou du magnétisme, ou de l'électricité, ne sont que des faces différentes de la même affection. Mais entre les phénomènes connus que l'on rapporte à l'une de ces causes, combien y a-t-il de phénomènes intermédiaires à trouver pour former les liaisons, remplir les vides et démontrer l'identité ? C'est ce qui ne peut se déterminer. Il y a peut-être un phénomène central qui jetterait des rayons non-seulement à ceux qu'on a, mais encore à tous ceux que le temps ferait découvrir, qui les unirait et qui en formerait un système. Mais au défaut de ce centre de correspondance commune, ils demeureront isolés ; toutes les découvertes de la physique expérimentale ne feront que les rapprocher, en s'interposant, sans jamais les réunir, et quand elles parviendraient à les réunir, elles en formeraient un cercle continu de phénomènes où l'on ne pourrait discerner quel serait le premier et quel serait le dernier. Ce cas singulier où la physique expérimentale, à force de travail, aurait formé un labyrinthe dans lequel la physique rationnelle, égarée et perdue, tournerait sans cesse, n'est pas impossible dans la nature, comme il l'est en mathématiques. On trouve toujours en mathématiques, ou

par la synthèse ou par l'analyse, les propositions intermédiaires qui séparent la propriété fondamentale d'une courbe de sa propriété la plus éloignée.

De l'interprétation de la nature, XLV.

IV. Les exceptions apparentes.

Il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier coup d'œil, renverser un système, et qui, mieux connus, achèveraient de le confirmer. Ces phénomènes deviennent le supplice du philosophe, surtout quand il a le pressentiment que la nature lui en impose, et qu'elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme extraordinaire et secret. Ce cas embarrassant aura lieu toutes les fois qu'un phénomène sera le résultat de plusieurs causes conspirantes ou opposées.

V.

De l'interprétation de la nature, XLVI..

L'expérience doit être libre devant la nature.

Il faut laisser l'expérience à sa liberté ; c'est la tenir captive que de n'en montrer que le côté qui prouve et que d'en voiler le côté qui contredit. C'est l'inconvénient qu'il y a, non pas à avoir des idées, mais à s'en laisser aveugler lorsqu'on tente une expérience. On n'est sévère dans son examen que quand le résultat est contraire au système. Alors on n'oublie rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène ou de langage à la nature. Dans le cas opposé, l'observateur est indulgent; il glisse sur les circonstances; il ne songe guère à proposer des objections à la nature; il l'en croit sur son premier mot; il n'y soupçonne point d'équivoque, et il mériterait qu'on lui dît:

-Ton métier est d'interroger la nature, et tu la fais mentir, ou tu crains de la faire expliquer.

[blocks in formation]

Les hommes ont banni la Divinité d'entre eux; ils l'ont reléguée dans un sanctuaire, les murs d'un temple bornent sa vue, elle n'existe point au delà. Insensés que vous êtes, détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées, élargissez Dieu, voyez-le partout où il est, ou dites qu'il n'est point.

Pensées philosophiques, XXVI.

[blocks in formation]

Oui, je le soutiens, la superstition est plus injurieuse à Dieu que l'athéisme. « J'aimerais mieux, dit Plutarque, qu'on pensât qu'il n'y eût jamais de Plutarque au monde, que de croire que Plutarque est injuste, colère, inconstant, jaloux, vindicatif, et tel qu'il serait bien fâché d'être. » Ibid., XII.

HELVÉTIUS.

Helvétius (Claude-Adrien) naquit à Paris en 1715. Fermier-général à vingttrois ans, il conviait à sa table Diderot, Galiani et les philosophes de l'époque, visitait Voltaire, Buffon, Montesquieu, dépensait pour le soutien des gens de lettres les 300,000 francs que lui rapportait sa charge. A partir de 1750, il se consacra exclusivement à la philosophie, publia en 1758 son livre de l'Esprit, dut se rétracter, passa à la cour de Frédéric et visita l'Angleterre. Malgré ses doctrines égoïstes, ce fut un des hommes les plus honnêtes et les plus bienfaisants de son siècle. Il mourut en 1771. En 1772 parut son Traité de l'homme et de ses facultés intellectuelles, où il soutient la thèse de l'égalité originelle des intelligences.

[merged small][ocr errors]

L'intérêt personnel, principe des vertus et des vices, d'après Helvétius.

Quel homme, s'il sacrifie l'orgueil de se dire plus vertueux que les autres à l'orgueil d'être plus vrai, et s'il sonde avec une attention scrupuleuse tous les replis de son âme, ne s'apercevra pas que c'est uniquement à la manière différente dont l'intérêt personnel se modifie que l'on doit ses vices et ses vertus? que tous les hommes sont mus par la même force? que tous tendent également à leur bonheur? que c'est la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l'intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices? Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d'un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l'infortune d'autrui. Car enfin on obéit toujours à son intérêt ; et de là l'injustice de nos jugements, et ces noms de juste et d'injuste prodigués à la même action, relativement à l'avantage ou au désavantage que chacun en reçoit.

Si l'univers physique est soumis aux lois du mouvement, l'univers moral ne l'est pas moins à celles de l'intérêt. L'intérêt est sur la terre le puissant enchanteur qui change aux yeux de

toutes les créatures la forme de tous les objets. Ce mouton paisible qui pâture dans nos plaines n'est-il pas un objet d'épouvante et d'horreur pour ces insectes imperceptibles qui vivent dans l'épaisseur de la pampe des herbes ? Fuyons, disent-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos abris. Que ne prend-il exemple sur le lion et le tigre? Ces animaux bienfaisants ne détruisent point nos habitations; ils ne se repaissent point de notre sang; justes vengeurs du crime, ils punissent sur le mouton les cruautés que le mouton exerce sur nous. C'est ainsi que des intérêts différents métamorphosent les objets : le lion est à nos yeux l'animal eruel; aux yeux de l'insecte, c'est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l'univers moral ce que Leibnitz disait de l'univers physique que ce monde toujours en mouvement offrait à chaque instant un phénomène nouveau et différent à chacun de ses habitants (1).

[blocks in formation]

L'homme humain est celui pour qui la vue du malheur d'autrui est une vue insupportable. et qui, pour s'arracher à ce spectacle, est, pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux. L'homme inhumain, au contraire, est celui pour qui le spectacle de la misère d'autrui est un spectacle agréable; c'est pour prolonger ses plaisirs qu'il refuse tout secours aux malheureux. Or ces deux hommes si différents tendent tous deux à leur plaisir, et sont mus par le même ressort. Mais, dira-t-on, si l'on fait tout pour

1. Voici la réponse de Rousseau:

« Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. Chacun, dira-t-on, concourt au bien public par son intérêt, mais d'où vient donc que le juste y concourt à son préjudice? Qu'est-ce qu'aller à la mort pour son intérêt? »

«Il est faux, écrivait aussi Turgot, que les hommes, même les plus corrompus, se conduisent toujours par ce principe. Il est faux que les sentiments moraux n'influent pas sur leurs jugements, sur leurs actions, sur leurs affections. La preuve en est qu'ils ont besoin d'effort pour vaincre leur sentiment, lorsqu'il est en opposition avec leur intérèt la preuve en est qu'ils ont des remords, la preuve en est que cet intérêt qu'ils poursuivent aux dépens de l'honnêteté est souvent fondé sur un sentiment honnète en lui-même et seulement mal réglé; la preuve en est qu'ils sont touchés des romans et des tragédies, et qu'un roman dont le heros agirait conformément aux principes d'Helvétius leur déplairait beaucoup. »>

soi, l'on ne doit donc point de reconnaissance à ses bienfaiteurs? Du moins, répondrai-je, le bienfaiteur n'est-il pas en droit d'en exiger..... C'est en faveur des malheureux et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs que le public impose avec raison aux obligés le devoir de la reconnaissance.

Brutus ne sacrifia son fils au salut de Rome que parce que l'amour paternel avait sur lui moins de puissance que l'amour de la patrie. Il ne fit alors que céder à sa plus forte passion..... Il est aussi impossible d'aimer le bien pour le bien que le mal pour le mal.

[blocks in formation]

L'humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu'un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d'une voix impétueuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l'égorge sans remords; le vaisseau est l'emblème de chaque nation: tout devient légitime et même vertueux pour le salut public (1).

[blocks in formation]

Aimer, c'est avoir besoin... Il n'y a pas d'amitié sans besoin : ce serait un effet sans cause. Les hommes n'ont pas tous les mêmes besoins ; l'amitié est donc entre eux fondée sur des motifs différents... En conséquence il y a des amis de plaisir, d'argent, d'intrigue, d'esprit et de malheur...

La force de l'amitié est toujours proportionnée au besoin que les hommes ont les uns des autres... Le besoin est la mesure du sentiment...

Mais, dira-t-on, si l'amitié suppose toujours un besoin, ce n'est

1. Jean-Jacques Rousseau, dans ses notes sur le livre De l'Esprit, écrivit, en regard de cette phrase: « Le salut public n'est rien si tous les particuliers ne sont en sûreté. » L'article Economie politique (publié par Rousseau dans l'Encyclopédie en 1755) contient cette réponse à Helvétius: « Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote qui se consacre volontairement et par devoir à la mort pour le salut de son pays; mais si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fausse qu'on puisse avancer, la plus dangereuse qu'on puisse admettre et la plus directerment opposée aux lois fondamentales de la société. »>

« PrécédentContinuer »