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Vouloir, causer, être, pour nous, toutes expressions synonymes du même fait qui contient à la fois la volonté, la causalité et le moi. Le rapport de la volonté et de la personne n'est pas un simple rapport de coexistence, c'est un véritable rapport d'identité. Être, pour le moi, n'est pas une chose, et vouloir une autre, car il pourrait y avoir eu des volitions qui seraient impersonnelles, ce qui est contraire aux faits, où une personnalité, un moi qui se saurait sans vouloir, ce qui est impossible; car se savoir pour le moi, c'est se distinguer d'un non-moi; or, il ne peut s'en distinguer qu'en s'en séparant, en sortant du mouvement impersonnel pour en produire un qu'il s'impute à luimême, c'est-à-dire en voulant. La volonté est donc l'être de la personne. Les mouvements de la sensibilité, les désirs, les passions, loin de constituer la personnalité, la détruisent. La personnalité et la passion sont dans un rapport inverse l'une de l'autre, dans une contradiction qui est la vie. Comme on ne peut trouver l'élément de personnalité ailleurs que dans la volonté, de même aussi on ne peut trouver ailleurs l'élément de causalité. Il ne faut pas confondre la volonté ou la causalité interne qui produit immédiatement des effets, internes d'abord comme leur cause, avec les instruments extérieurs et réellement passifs de cette causalité qui, comme instruments, ont l'air de produire aussi des effets, mais sans en être la vraie cause. Quand je pousse une bille sur une autre, ce n'est pas la bille qui cause véritablement le mouvement qu'elle imprime, car ce mouvement lui a été imprimé à elle-même par la main, par les muscles qui, dans le mystère de notre organisation, sont au service de la volonté. A proprement parler, ces actions ne sont que des effets enchaînés l'un à l'autre, simulant alternativement des causes, sans en contenir une véritable,et se rapportant tous comme effets plus ou moins éloignés à la volonté, comme cause première. Cherche-t-on la notion de cause dans l'action de la bille sur la bille, comme on le faisait avant Hume, ou de la main sur la bille, et des premiers muscles locomoteurs sur leurs extrémités, ou même dans l'action de la volonté sur le muscle, comme l'a fait M. de Biran, on ne la trouvera dans aucun de ces cas, pas même dans le dernier, car il est possible qu'il y ait une paralysie des muscles qui rende la volonté impuissante sur eux, improductive, incapable d'être cause

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et par conséquent d'en suggérer la notion. Mais ce qu'aucune paralysie ne peut empêcher, c'est l'action de la volonté sur ellemême, la production d'une résolution, c'est-à-dire une causation toute spirituelle, type primitif de la causalité.

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Introduction aux Œuvres de Biran.

Qu'est-ce que le beau ? Réduction de toute beauté à la beauté spirituelle.

Plotin, dans son traité sur le Beau, s'était déjà proposé cette question; il se demande : Qu'est-ce que le beau en soi ? Je vois bien que telle ou telle forme est belle, que telle ou telle action l'est aussi mais pourquoi et comment ces deux objets si dissemblables sont-ils beaux? Quelle est la qualité commune qui, se rencontrant dans ces deux objets, les range sous l'idée générale du beau ?

Nous avons distingué la beauté en trois grandes classes: la beauté physique, la beauté intellectuelle et la beauté morale. Il s'agit maintenant de rechercher l'unité de ces trois sortes de beauté. Or, nous pensons qu'elles se résolvent dans une seule et même beauté, la beauté morale, entendant par là, avec la beauté morale proprement dite, toute beauté spirituelle.

Mettons cette opinion à l'épreuve des faits.

Placez-vous devant cette statue d'Apollon qu'on appelle l'Apollon du Belvédère, et observez attentivement ce qui vous frappe dans ce chef-d'œuvre. Winckelmann, qui n'était pas un métaphysicien, mais un savant antiquaire et un homme de goût sans système, Winckelmann a fait une analyse célèbre de l'Apollon (1). Il est curieux de l'étudier. Ce que Winckelmann relève

1. Winckelmann a décrit deux fois l'Apollon, Histoire de l'art chez les anciens, Paris, 1802, 3 vol. in-4°. T. I, livre IV, chap. III. De l'art chez les Grecs: - L'Apollon du Vatican nous offre ce dieu dans un mouvement d'indignation contre le serpent Python, qu'il vient de tuer à coups de flèches, et dans un sentiment de mépris sur une victoire si peu digne d'une divinité. Le savant artiste, qui se proposait de représenter le plus beau des dieux,' a placé la colère dans le nez, qui en est le siége selon les anciens, et le dédain sur les lèvres. Il a exprimé la colère par le gonflement des narines, et le dédain par l'élévation de la lèvre inférieure, ce qui cause le même mouvement dans le menton. »> Ibid., t. II, livre IV, chap. VI. De l'art sous les empereurs : « De toutes les statues antiques qui ont échappé à la fureur des barbares et à la main destructive du temps, la statue d'Apollon est sans contredit la plus sublime. On dirait que l'artiste a composé une figure purement idéale, et qu'il n'a employé de matière que ce qu'il lui en fallait pour exécuter et représenter son idée. Autant la description qu'Homère a faite d'Apollon surpasse les descrip

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avant tout, c'est le caractère de divinité empreint dans la jeunesse immortelle répandue sur ce beau corps, dans la taille un peu au-dessus de la taille humaine, dans l'attitude majestueuse, dans le mouvement impérieux, dans l'ensemble et dans tous les détails de la personne. Ce front est bien celui d'un dieu : une paix inaltérable y habite. Plus bas l'humanité reparaît et il le faut bien, pour intéresser l'humanité aux œuvres de l'art. Dans ce regard satisfait, dans le gonflement des narines, dans l'élévation de la lèvre inférieure on sent à la fois une colère mêlée de dédain, l'orgueil de la victoire et le peu de fatigue qu'elle a coûté. Pesez bien chaque mot de Winckelmann: vous y trouverez une impression morale. Le ton du savant antiquaire s'élève peu à peu jusqu'à l'enthousiasme, et son analyse devient une hymne à la beauté spirituelle.

Au lieu d'une statue, observez l'homme réel et vivant. Regardez cet homme qui, sollicité par les motifs les plus puissants de sacrifier son devoir à sa fortune, triomphe de l'intérêt, après une lutte héroïque, et sacrifie la fortune à la vertu. Regardez-le au moment où il vient de prendre cette résolution magnanime; sa figure vous paraîtra belle. C'est qu'elle exprime la beauté de son âme. Peut-être en toute autre circonstance la figure de cet homme est-elle commune, triviale même; ici, illuminée par l'âme qu'elle manifeste, elle s'est ennoblie, elle a pris un caractère imposant de beauté. Ainsi, la figure naturelle de Socrate con

tions qu'ont essayées après lui les autres poëtes, autant cette statue l'emporte sur toutes les figures de ce même dieu. Sa taille est au-dessus de celle de l'homme, et son attitude annonce la grandeur divine qui le remplit. Un éternel printemps, tel que celui qui règne dans les champs fortunés de l'Elysée, revêt d'nne aimable jeunesse son beau corps et brille avec douceur sur la fière structure de ses membres. Pour sentir tout le mérite de ce chef-d'œuvre de l'art, il faut se pénétrer des beautés intellectuelles et devenir, s'il se peut, créateur d'une nature céleste; car il n'y a rien qui soit mortel, rien qui soit sujet aux besoins de l'humanité. Ce corps, dont ancune veine n'interrompt les formes, et qui n'est agité par aucun nerf, semble animé d'un esprit céleste, qui circule comme une douce vapeur dans tous les contours de cette admirable figure. Ce dieu vient de poursuivre Python, contre lequel il a tendu, pour la première fois, son arc redoutable; dans sa course rapide. il l'a atteint et vient de lui porter le coup mortel. Pénétré de la conviction de sa puissance, et comme abîmé dans une joie concentrée, son auguste regard pénètre au loin dans l'infini et s'étend bien au delà de sa victoire. Le dédain siége sur ses lèvres ; l'indignation qu'il respire gonfle ses narines et monte jusqu'à ses sourcils; mais une paix inaltérable est peinte sur son front, et son œil est plein de douceur, tel qu'il est quand les Muses le caressent. Parmi toutes les figures qui nous restent de Jupiter, il n'y en a aucune dans laquelle le père des déesses approche de la grandeur avec laquelle

traste étrangement avec le type de la beauté grecque; mais voyez Socrate à son lit de mort, au moment de boire la ciguë, s'entretenant avec ses disciples de l'immortalité de l'âme, et sa figure vous paraîtra sublime.

Au plus haut point de grandeur morale, Socrate expire: vous n'avez plus sous les yeux que son cadavre; la figure morte conserve sa beauté, tant qu'elle garde les traces de l'esprit qui l'animait; mais peu à peu l'expression s'éteint et disparaît; la figure alors redevient vulgaire et laide. L'expression de la mort est hideuse ou sublime: hideuse à l'aspect de la décomposition de la matière que l'esprit ne retient plus, sublime quand elle éveille en nons l'idée de l'éternité.

Considérez la figure de l'homme en repos : elle est plus belle que celle de l'animal, et la figure de l'animal est plus belle que la forme de tout objet inanimé. C'est que la figure humaine, même en l'absence de la vertu et du génie, réfléchit toujours une nature intelligente et morale; c'est que la figure de l'animal réfléchit au moins le sentiment, et déjà quelque chose de l'âme, sinon l'âme tout entière. Si de l'homme et de l'animal on descend à la nature purement physique, on y trouvera encore de la beauté, tant qu'on y trouvera quelque ombre d'intelligence, je ne sais quoi qui du moins éveille en nous quelque pensée, quelque sentiment. Arrive-t-on à quelque morceau de matière qui n'exprime rien, qui ne signifie rien, l'idée du beau ne s'y applique

il se manifesta jadis à l'intelligence d'Homère; mais, dans les traits de l'Apollon du Belvedere, on trouve les beautés individuelles de toutes les autres divinites réunies, comme dans celle de Pandore. Ce front est le front de Jupiter renfermant la déesse de la Sagesse; ces sourcils, par leur mouvement, annoncent sa volonté suprème ; ce sont les grands yeux de la reine des deesses, arqués avec dignité, et sa bouche est une image de celle de Bacchus où respirait la volupté. Semblable aux tendres sarments de la vigne, sa belle chevelure flotte autour de sa tête, comme si elle était légèrement agitée par l'haleine du zéphyr. Elle semble parfumée de l'essence des dieux, et se trouve attachée avec une pompe charmante au haut de sa tète par la main des Gràces. A l'aspect de cette merveille de l'art, j'oublie tout l'univers, et mon esprit prend une disposition surnaturelle propre à en juger avec divination. De l'admiration je passe à l'extase, je sens ma poitrine qui se dilate et s'élève, comme l'éprouvent ceux qui sont remplis de l'esprit des prophéties; je suis transporté à Délos et dans les bois sacrés de la Lycie, lieux qu'Apollon honorait de sa présence: cette statue semble s'animer comme le fit jadis la beauté sortie des mains de Pygmalion. Mais comment pouvoir te décrire, ô inimitable chef-d'œuvre Il faudrait pour cela que l'Art mème daignàt m'inspirer et conduire ma plume. Les traits que je viens de crayonner, je les dépose devant toi, comme ceux qui, venant pour couronner les dieux, mettaient leurs couronnes à leurs pieds, ne pouvant atteindre à leurs tètes. »>

plus. Mais tout ce qui existe est animé. La matière est mue et pénétrée par des forces qui ne sont pas matérielles, et elle suit des lois qui attestent une intelligence partout présente. L'analyse chimique la plus subtile ne parvient point à une nature morte et inerte, mais à une nature organisée à sa manière, et qui n'est dépourvue ni de forces ni de lois. Dans les profondeurs de l'abîme comme dans les hauteurs des cieux, dans un grain de sable comme dans une montagne gigantesque, un esprit immortel rayonne à travers les enveloppes les plus grossières. Contemplons la nature avec les yeux de l'âme aussi bien qu'avec les yeux du corps partout une expression morale nous frappera, et la forme nous saisira comme un symbole de pensée. Nous avons dit que chez l'homme et chez l'animal même la figure est belle par l'expression. Mais, quand vous êtes sur les hauteurs des Alpes ou en face de l'immense Océan, quand vous assistez au lever ou au coucher du soleil, à la naissance de la lumière ou à celle de la nuit, ces imposants tableaux ne produisent-ils pas sur vous un effet moral? Tous ces grands spectacles apparaissent-ils seulement pour apparaître; ne les regardons-nous pas comme des manifestations d'une puissance, d'une intelligence et d'une sagesse admirables; et, pour ainsi parler, la face de la nature n'est-elle pas expressive comme celle de l'homme?

Du vrai, du beau et du bien. III partie, chap. IV.

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La forme n'est jamais une forme toute seule, elle est la manifestation de quelque chose. La beauté physique est donc le symbole d'une beauté intérieure qui est la beauté spirituelle et morale, et c'est là qu'est le fond, le principe, l'unité du beau (1).

Toutes les beaut és que nous venons d'énumérer et de réduire composent ce qu'on appelle le beau réel. Mais nous avons vu qu'au-dessus de la beauté réelle, l'esprit conçoit une beauté d'un autre ordre qu'il appelle la beauté idéale. L'idéal ne réside ni dans un indivi du, ni dans une collection d'individus. La nature

1. Cf. Reid, 1re série, t. IV, Essai sur le goût. « Soit que les raisons que j'ai al léguées pour démontrer que la beaute sensible n'est que l'image de la beauté morale paraissent ou ne paraissent pas suffisantes, j'espère que ma doctrine, en essayant d'unir plus etroitement la Venus terrestre à la Vénus céleste, ne semblera point avoir pour objet d'abaisser la première, et de la rendre moins digne des hommages que l'humanité lui à toujours rendus. >>

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