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tout, que par le consentement de ceux auxquels il s'applique. Les hommes ne désirent pas plus de liberté qu'ils n'en conçoivent, et c'est sur l'ignorance, bien plus que sur la servilité, que sont fondés tous les despotismes. Ainsi, sans parler de l'Orient, où l'homme enfant avait à peine le sentiment de son être, c'est-àdire de la liberté, en Grèce, dans cette jeunesse du monde où l'humanité commence à se mouvoir et à se connaître, la liberté naissante était bien faible encore, et pourtant les démocraties de la Grèce n'en demandaient pas davantage. Mais, comme il est de l'essence de toute chose imparfaite de tendre à se perfectionner, toute forme n'a qu'un temps et fait place à une autre qui, tout en détruisant la première, en développe l'esprit; car le mal périt, le bien reste et fait sa route. Le moyen âge, où peu à peu l'esclavage succombe sous l'Evangile, le moyen âge a possédé bien plus de liberté que le monde ancien. Aujourd'hui il nous paraît une époque d'oppression, parce que, l'esprit humain n'étant plus satisfait des libertés dont il jouissait alors, vouloir le renfermer dans l'enceinte de ces libertés qui ne lui suffisent plus est une oppression véritable. Mais la preuve que le genre humain ne se trouvait pas opprimé au moyen âge, c'est qu'il le supporta. Il n'y a pas plus de deux ou trois siècles que le moyen âge commence à peser à l'humanité; aussi, depuis deux ou trois siècles, il est attaqué. Les formes de la société, quand elles lui conviennent, sont inébranlables; le téméraire qui ose y toucher se brise contre elles; mais quand une forme de la société a fait son temps; quand on conçoit, quand on veut plus de droits qu'on n'en possède; quand ce qui était un appui est devenu un obstacle; quand enfin l'esprit de liberté, et l'amour des peuples qui marche à sa suite, se sont retirés ensemble de la forme autrefois la plus puissante et la plus adorée, le premier qui met la main sur cette idole, vide du dieu qui l'animait, l'abat aisément et la réduit en poussière.

Ainsi va le genre humain, de forme en forme, de révolution en révolution, ne marchant que sur des ruines, mais marchant toujours. Le genre humain, comme l'univers, ne continue de vivre que par la mort; mais cette mort n'est qu'apparente, puisqu'elle contient le germe d'une vie nouvelle. Les révolutions, considérées de cette manière, ne consternent plus l'ami de l'humanité, parce qu'au delà de destructions momentanées il aperçoit un renouvellement perpétuel, parce qu'en assistant aux plus déplorables tragédies il en connaît l'heureux dénoûment, parce qu'en

voyant décliner et tomber une forme de la société, il croit fermement que la forme future, quelles que soient les apparences, sera meilleure que toutes les autres: telle est la consolation, l'espérance, la foi sereine et profonde du philosophe.

Les crises de l'humanité s'annoncent par de tristes symptômes et de sinistres phénomènes. Les peuples qui perdent leur forme ancienne aspirent à une forme nouvelle qui est moins distincte à leurs yeux, et les agite bien plus qu'elle ne les console par les vagues espérances qu'elle leur donne et les perspectives lointaines qu'elle leur découvre. C'est surtout le côté négatif des choses qui est clair; le côté positif est obscur. Le passé qu'on rejette est bien connu; l'avenir qu'on invoque est couvert de ténèbres. De là ces troubles de l'âme qui souvent, dans quelques individus, aboutissent au scepticisme. Contre le trouble et le scepticisme, notre asile inviolable est la philosophie, qui nous révèle le fond moral et l'objet certain de tous les mouvements de l'histoire, et nous donne la vue distincte et assurée de la vraie société dans son éternel idéal.

Oui, il y a une société éternelle, sous des formes qui se renouvellent sans cesse. De toutes parts on se demande où va l'humanité. Tâchons plutôt de reconnaître le but sacré qu'elle doit poursuivre. Ce qui sera peut nous être obscur: grâce à Dieu, ce que nous devons faire ne l'est point. Il est des principes qui subsistent et suffisent à nous guider parmi toutes les épreuves de la vie et dans la perpétuelle mobilité des affaires humaines. Ces principes sont à la fois très-simples et d'une immense portée. Le plus pauvre d'esprit, s'il a en lui un coeur d'homme, peut les comprendre et les pratiquer; et ils contiennent toutes les obligations que peuvent rencontrer, dans le développement le plus élevé, les individus et les Etats. C'est d'abord la justice, le respect inviolable que la liberté d'un homme doit avoir pour celle d'un autre homme; c'est ensuite la charité, dont les inspirations vivifient les rigides enseignements de la justice, sans les altérer. La justice est le frein de l'humanité, la charité en est l'aiguillon. Otez l'une ou l'autre, l'homme s'arrête ou se précipite. Conduit par la charité, appuyé sur la justice, il marche à sa destinée d'un pas réglé et soutenu. Voilà l'idéal qu'il s'agit de réaliser dans les lois, dans les mœurs, et avant tout dans la pensée et dans la philosophie. L'antiquité, sans méconnaître la charité, recommandait surtout la justice, si nécessaire aux démocrates. La gloire du christianisme est d'avoir proclamé et répandu la charité, cette

lumière du moyen âge, cette consolation de la servitude, et qui apprend à en sortir. Il appartient aux temps nouveaux de recueillir le double legs de l'antiquité et du moyen âge, et d'accroître ainsi le trésor de l'humanité. Fille de la Révolution française, la philosophie du XIX siècle se doit à elle-même d'exprimer enfin dans leurs caractères distinctifs, et de rappeler à lear harmonie nécessaire, ces deux grands côtés de l'âme, ces deux principes différents, également vrais, également sacrés, de la morale éternelle.

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La Révolution française a fait bien mieux que d'accorder à un grand nombre de citoyens des droits politiques; elle a assuré à tous la jouissance égale de ces droits, sans lesquels il n'y a pour l'homme en société ni sécurité ni dignité.

Elle a établi la liberté individuelle la plus entière; elle a consacré, non l'égalité politique, qui est une chimère et une absurdité, mais l'égalité civile, qui peut être réalisée puisqu'elle doit l'être. Sans doute elle a fait de grandes fautes, et je les ai plus d'une fois signalées; mais ses fautes ont été passagères, et ses services sont immortels.

Laissez là la constitution de 1791, et portez vos regards vers cette admirable déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen, la page la plus grande, la plus sainte, la plus bienfaisante qui ait paru dans le monde depuis l'Evangile. Est-il besoin que je vous rappelle cette déclaration, à vous, enfants comme moi de la Révolution française? Lisez-la et relisez-la sans cesse. Elle contient ce qu'il y a d'impérissable dans les travaux de l'Assemblée constituante. La constitution de 1791 a passé. La déclaration des droits a traversé toutes les constitutions, elle est daus la dernière comme dans la première; c'est elle qui est destinée à faire le tour du monde et à renouveler les sociétés humaines. La Philosophie sensualiste.

JOUFFROY.

Jouffroy (Théodore) naquit dans le Jura en 1796, entra à l'Ecole normale en 1814, et y fut nommé en 1817 élève repetiteur pour la philosophie. Après la suppression de l'Ecole normale en 1822, il ouvrit dans sa maison des cours particuliers, que suivit une jeunesse d'élite. Collabo

rateur du journal le Globe, il y fit paraître son fameux article: Comment les dogmes finissent. En 1826, il publie une traduction des Esquisses de philosophie morale de Dugald-Stewart, en 1828 et 1836 celle des œuvres de Reid. Suppléant à la faculté des lettres de Paris en 1829, il fot nommé après 1830 maître de conférences à l'Ecole normale. Le cours de droit naturel qu'il fit vers ce temps à la faculté des lettres ne fut publié que plus tard. Membre de l'Académie des sciences morales et politiques en 1833, il devint membre du Conseil supérieur de l'Université en 1840. Il fut député de l'arrondissement de Pontarlier depuis 1831 jusqu'à 1838. I mourut en 1842. On a encore de lui des Nouveaux Mélanges et un Cours d'esthétique.

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Une pierre tombe, voilà un phénomène ; donc il a une cause, voilà la conséquence que l'intelligence en tire. Quelle est cette cause? Nous la nommons, mais nous ne la connaissons pas.

L'arbre végète, voilà un autre phénomène. Que ce phénomène ait une cause, cela est incontestable, et nous appelons cette cause « force végétative ». Mais je n'entends exprimer par là que ce que je sais, c'est-à-dire que le phénomène a une cause.

Je remue le bras, voilà un troisième phénomène; ce phénomène a une cause, nul doute; quelle est cette cause? L'enfant même répond que cette cause c'est moi. Le mot moi n'est-il, comme le mot gravitation, qu'un signe représentant une cause inconnue ? Examinons.

Quand une pierre tombe, je vois le phénomène; puis ma raison me force de croire qu'il a une cause; puis je donne un nom à cette cause, qui m'échappe voilà tout. Quand je remue le bras, j'ai pareillement connaissance du mouvement de mon bras; ma raison n'avertit pareillement que ce mouvement doit avoir une cause; je puis pareillement donner un nom à cette cause. Mais est-ce là tout? et ne se passe-t-il rien de plus ? Il se passe autre chose assurément, et si vous voulez vous en convaincre, répétez l'expérience, et examinez attentivement ce qui se passe en vous. Vous trouverez qu'avant la production du mouvement vous aviez conscience d'une cause que vous appeliez moi, et que vous saviez capable de produire ce phénomène; vous trouverez qu'au moment où le phénomène s'est produit, vous avez eu conscience de l'action de cette cause, et de l'énergie par laquelle elle l'a produit ; vous trouverez enfin qu'après la production du phénomène, vous con

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tinuez d'avoir conscience de cette cause et de sa capacité à le reproduire encore, s'il le fallait. Cette troisième expérience contient donc d'autres faits que les deux premières dans celles-ci je ne connaissais que le phénomène, la cause m'échappait; dans le mouvement du bras, je connais également le phénomène, mais avant sa production je connaissais, pendant sa production j'ai connu, après sa production je continue de connaître la cause qui l'a mis au monde. Les cas ne sont pas identiques. Là je ne saisis qu'un des termes du rapport, l'effet; quant à la cause, elle me demeure inconnue; seulement l'effet me l'annonce, et je crée un mot pour la représenter. Ici les deux termes m'apparaissent; je ne conclus pas la cause de l'effet; je saisis l'un et l'autre, la cause d'abord, l'effet ensuite; et non-seulement l'un et l'autre, mais la production de l'un par l'autre. L'effet est passager, il disparaît; la cause est permanente, elle reste; aussi je continue de sentir la cause après que l'effet s'est évanoui, comme j'avais commencé par la sentir avant que l'effet fût produit. La double perception des deux termes est amplement témoignée par toutes ces circonstances; il est bien constant que ce n'est pas une illusion, et que, tandis que toutes les autres causes naturelles m'échappent, en voici une dont l'existence individuelle n'est pas comme la leur une hypothèse, mais un fait.

.... Les phénomènes psychologiques sont saisis en nous immédiatement par la conscience, tandis que, pour saisir les autres, il faut que nous sortions de nous, et que, par des expériences détournées et difficiles sur le corps humain ou sur celui des animaux, nous rendions visible à nos sens cette vie qui n'est pas la nôtre, et dont notre conscience ne nous dit rien. Cette double diversité achève de jeter entre les deux sciences une séparation profonde; il est impossible que deux études qui ont des objets si différents, qui exigent des aptitudes et procèdent par des moyens si divers, s'identifient jamais. Leur essentielle diversité ne se fait jamais mieux sentir que dans les excursions obligées de chacune de ces sciences dans le domaine de l'autre. Quand il arrive à un physiologiste d'introduire sur la scène de la vie animale un phénomène psychologique, ou réciproquement, à un psychologue sur la scène de la vie intellectuelle et morale, un phénomène physiologique, dans ces deux cas ce phénomène a l'air d'un étranger qu'on appelle d'un pays dont on ne connaît ni la langue, ni les mœurs, et qu'on traite avec embarras.

Nouveaux Mélanges, p. 167-185.

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