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réalité. En effet, tant qu'une chose existe nécessairement comme cause, elle ne se suffit pas entièrement avec elle-même, puisqu'alors elle dépend de l'effet, comme de la condition qui seule lui permet de réaliser son existence; et ce qui existe absolument comme cause, existe par conséquent dans une dépendance absolue de l'effet pour la réalisation de son existence. En fait, une cause absolue n'existe que dans ses effets; elle n'est jamais, elle devient toujours: car c'est un être in potentia, et non un être in actu, si ce n'est par ses effets. L'Absolu n'est donc tout au plus que quelque chose d'imparfait.

Discussions, p. 32-33.-Fragments, trad. L. Peisse, p. 47-57.

BENTHAM.

Jérémie Bentham, né à Londres en 1748, lut dès l'âge de 12 ans le livre de l'Esprit d'Helvetius et n'eut plus désormais d'autre philosophie. Il étudia à Université d'Oxford, devint un profond jurisconsulte, cri-: tiqua avec force la législation anglaise, dédia à la France la plupart de ses travaux, soumit à l'Assemblée Constituante une foule d'idées nouvelles sur l'organisation judiciaire, les colonies et les impôts, reçut de la Convention le titre de citoyen français, proposa à la Pologne, à la Russic, aux États-Unis la confection d'un code général. Il mourut en 1832. Ses principaux ouvrages sont la Théories des peines et des récompenses, le Traité de législation civile et pénale, la Déontologie ou de la science morale.

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Tout plaisir est, prima facie, un bien, et doit être recherché; de même toute peine est un mal et doit être évitée. Quand, après avoir goûté un plaisir, on le recherche, cela seul est une preuve de sa bonté.

Tout acte qui procure du plaisir est bon, toutes conséquences à part.

Tout acte qui procure du plaisir sans aucun résultat pénible est un bénéfice net pour le bonheur; tout acte dont les résultats de peine sont moindres que ses résultats de plaisir est bon jusqu'à concurrence de l'excédant en faveur du bonheur.

Chacun est non-seulement le meilleur, mais encore le seul compétent de ce qui lui est peine ou plaisir.

C'est pure présomption et folie que de dire : « Si je fais cela, je n'aurai aucune balance du plaisir; donc, si vous le faites, vous n'aurez aucune balance de plaisir. »

EXT, GR. PILOS.

35

En faisant abstraction de toute considération de futurs contingents, la longue continuation, par un individu, de l'exercice libre et habituel d'un acte, est une preuve que cet acte est, pour lui, productif d'un excédant de bien pur, et doit par conséquent être recherché. Par libre exercice d'un acte, nous entendons un acte qui n'est pas de nature à être l'objet de récompenses et de punitions provenant d'une source étrangère.

Pour justifier l'affirmation qu'un acte donné est mauvais, il faut que l'affirmateur puisse prouver non-seulement qu'il en résultera du mal, mais encore que la somme du mal qu'il produira sera supérieure à la somme du bien.

Si, par une fausse représentation des conséquences, ou un raisonnement erroné, et plus encore par la crainte d'un châtiment physique, moral, politique ou religieux, on interdit à un homme la jouissance d'un plaisir, on lui inflige un dommage dont la somme est égale à l'excédant de plaisir dont on l'a privé...

La valeur des peines et des plaisirs peut être estimée par leur intensité, leur durée, leur certitude, leur proximité et leur étendue. Leur intensité, leur durée, leur proximité et leur certitude regardent les individus. Leur étendue concerne le nombre des personnes placées sous leur influence. Ce que certaines de ces qualités ont en plus peut contre-balancer ce que certaines autres ont en moins.

Un plaisir ou une peine peut être productif ou stérile. Un plaisir peut être productif de plaisirs ou de peines, ou de tous deux ; par contre, une peine peut être productive de plaisirs, de peines, ou de tous deux. La tâche de la déontologie (1) consiste à les peser et à tracer, d'après le résultat, la ligne de conduite qu'il faut tenir.

L'estimation de la peine ou du plaisir doit donc être faite par celui qui jouit ou qui souffre. Il n'est pas jusqu'à la multitude imprévoyante et irréfléchie qui n'aime mieux s'en rapporter à son expérience et à ses propres observations, que d'en croire la parole de gens inconnus...

La tâche du moraliste est donc d'amener dans les régions de la peine ou du plaisir toutes les actions humaines, afin de prononcer sur leur caractère de propriété et d'impropriété, de vice ou de vertu. Et effectivement, en examinant la chose, on trouvera que

1. Bentham nommait ainsi la science de la morale telle qu'il préten dait la réformer.

depuis l'origine du monde les hommes ont souvent, d'une manière imperceptible et en dépit d'eux-mêmes, appliqué ce critérium utilitaire à leurs actions, au moment même où ils le décriaient avec le plus d'acharnement.

En effet, des hommes se sont rencontrés qui se sont imaginé qu'en s'infligeant à eux-mêmes des souffrances, ils faisaient une action sage et vertueuse. Mais leurs motifs, après tout, étaient les mêmes que ceux du reste des hommes; et au milieu des tortures qu'ils s'imposaient, ils comptaient sur un résultat de bonheur. Ils pensaient qu'une moisson de plaisirs futurs devaient croître sur le sol des peines présentes et dans l'attente de cette moisson, qu'ils se figuraient abondante et sans limite, ils trouvaient leur jouissance. Ils prétendaient encore que la patience était une vertu, le courage une vertu, et que l'homme juste serait récompensé pour les avoir pratiquées. Ils paraissent n'avoir pas compris que l'Être divin, s'il est juste et bon, ne saurait vouloir qu'aucune portion de bonheur soit inutilement sacrifiée, aucune souffrance inutilement endurée : leur ascétisme était de l'utilitarisme renversé. Ils imaginèrent d'approuver des actions, parce qu'elles entraînaient avec elles des souffrances, et d'en désapprouver d'autres, précisément parce qu'elles procuraient du bonheur.

II.

Critique de Pidée de vertu par Bentham.

La vertu est le chef d'une famille immense dont les vertus sont les membres. Elle représente à l'imagination une mère que suit une nombreuse postérité. Le latin étant la source d'où le mot est dérivé, et ce mot étant du genre féminin, l'image qui s'offre naturellement à l'esprit est celle d'une mère entourée de ses filles. Une appellation entraîne une idée d'existence; mais la vertu est un être de raison, une entité fictive. (Quoi! dira-t-on peut-être, nier l'existence de la vertu ! La vertu est un vain mot! La vertu n'est rien Quel blasphème! Quelle opinion cet homme doit avoir de la nature humaine! Quel bien, quelle instruction utile. en attendre, sinon de la plus pernicieuse espèce? Si la vertu est un être imaginaire, il doit en être de même du vice; ainsi tous deux seront placés au même niveau, tous deux, produits de l'imagination, tous deux, objets d'indifférence ! C'est ainsi souvent qu'une nouvelle formule est traitée, blâmée et rejetée; mais l'esprit ne peut se former aucune idée claire et positive que lorsqu'il a séparé le réel du fictif.)

Ce mot de vertu n'est pas susceptible d'admettre ce qu'on entend communément par définition, laquelle doit toujours se rapporter à quelque appellation générique qui l'embrasse. Par le moyen de ses dérivés on peut néanmoins l'expliquer, et ces mots : action vertueuse, habitude vertueuse, disposition vertueuse, présentent à l'esprit une action déterminée.

Quand un homme dit d'un acte qu'il est vertueux, il veut seulement exprimer son opinion, que cet acte mérite son approbation; et alors se présente la question: Sur quelle base se fonde cette opinion?

En y faisant attention, on se convaincra que cette base differe et change d'un lieu à un autre, en sorte qu'il serait bien difficile de faire une réponse satisfaisante. Si les réponses sont exactes, elles différeront; et pour les réunir toutes, compliquées et innom. brables qu'elles sont, il faudrait se livrer à des recherches infinies dans le domaine de la géographie et de l'histoire. Et c'est ainsi que, lorsqu'on demande pourquoi un acte est vertueux, ou ce qui constitue la vertu d'un acte, la seule réponse à une question aussi importante sera, si on l'examine bien: Cet acte est vertueux parce que je pense qu'il l'est, et sa vertu consiste en ce qu'il a en sa faveur ma bonne opinion.

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L'approbation sera déterminée par la tendance d'une action à accroître le bonheur; la réprobation, par la tendance d'une action à diminuer le bonheur.

Essayons de donner à ce principe tous ses développements. Toutes les fois qu'il y aura une portion de bonheur, quelque petite qu'elle soit, sans aucun mélange de mal, il y aura lieu à approbation, quoiqu'il n'y ait pas nécessairement évidence de vertu. La vertu suppose un effort, la conquête d'un obstacle ayant une somme de bonheur pour résultat. Il peut y avoir, en effet, beaucoup de bien dans le monde qui n'est le résultat d'aucune vertu. Mais il n'y a pas de vertu là où il n'y a pas un excédant définitif de bonheur.

L'aptitude à produire le bonheur étant le caractère de la vertu, et tout le bonheur se composant de notre bonheur à nous et de celui d'autrui, la production de notre bonheur est de la prudence, la production du bonheur d'autrui est de la bienveillance effective. L'arbre de la vertu est ainsi divisé en deux grandes tiges

sur lesquelles croissent toutes les autres branches de la vertu...

Ce n'est que par référence aux peines et aux plaisirs qu'on peut attacher une idée claire au mot de vertu et de vice. Quelque familières que ces dénominations soient à l'oreille, tout ce qui, dans leur signification, ne peut être ramené sous la loi de leur relation avec le bonheur et le malheur, continuera et doit continuer à rester indécis et confus.

Un acte ne peut donc être qualifié de vertueux ou de vicieux qu'en tant qu'il produit du bonheur ou du malheur. La vertu etle vice sont des qualités inutiles, à moins d'être estimées par leur influence, sur la création du plaisir et de la peine: ce mot représente des entités fictives dont on parle comme de choses réelles, afin de rendre le langage intelligible; et sans ces sortes de fictions, il n'y aurait pas possibilité de conduire une discussion sur ces matières. L'application du principe déontologique pourra seule nous mettre à même de découvrir si des impressi ons trompeuses sont communiquées par l'emploi de ces locutions; et, après un examen approfondi, on trouvera que la vertu ou le vice ne sont que les représentations de deux qualités, savoir: la prudence et la bienveillance effective, et leurs contraires, avec les différentes modifications qui en découlent et qui se rapportent d'abord à nous, puis à tout ce qui n'est pas nous.

Car, si l'effet de la vertu était d'empêcher ou de détruire plus de plaisir qu'elle n'en empêche, les noms de méchanceté ou de folie seraient les seuls qui lui conviendraient méchanceté, en tant qu'elle affecterait autrui; folie par rapport à celui qui la pratiquerait. De même, si l'influence du vice était de produire le plaisir et de diminuer la peine, il mériterait qu'on l'appelât bienfaisance et sagesse.

La vertu est la préférence donnée à un plus grand bien comparé à un moindre; mais elle est appelée à s'exercer quand le moindre bien est grossi par sa proximité, et que le plus grand est diminué par son éloignement. Dans la partie personnelle du domaine de la conduite, c'est le sacrifice de l'inclination présente à une récompense personnelle éloignée. Dans la partie sociale, c'est le sacrifice qu'un homme fait de son propre plaisir pour obtenir, en servant l'intérêt d'autrui, ne plus grande somme de plaisir pour lui-même...

Proportionnellement au pouvoir qu'un homme a acquis de maîtriser ses désirs, la résistance à leur impulsion devient de

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