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moins en moins difficile, jusqu'à ce qu'enfin, dans certaines constitutions, toute difficulté s'évanouit.

Par exemple, dans sa jeunesse, un homme peut avoir contracté le goût du vin, ou d'une espèce particulière d'aliments. S'il se trouve que ces aliments ne conviennent pas à sa constitution, pen à peu le malaise qui accompagne la satisfaction de son appétit devient si fréquent et se présente si constamment à son souvenir, que l'anticipation d'une peine future certaine acquiert assez de force pour lui faire surmonter l'impression du plaisir présent. L'idée d'une souffrance plus grande, quoique éloignée, a atteint celle d'une jouissance moindre, mais actuelle. Et c'est ainsi que, par la puissance d'association, des choses qui avaient été d'abord des objets de désir deviennent des objets d'aversion, et que, d'autre part, des choses autrefois objets d'aversion, comme par exemple les médicaments, deviennent des objets de désir. Dans l'exemple que nous avons cité plus haut, le plaisir n'étant pas en la possession de l'individu, n'a pu par conséquent être sacrifié; il n'existait pas. Il n'y avait pas non plus abnegation; car, comme le désir qui demandait autrefois à être satisfait n'existait plus, il n'y avait plus de besoin auquel l'abnégation pût être opposée. Quand les choses en sont à ce point, la vertu, bien loin d'avoir disparu, est arrivée au contraire à son plus haut point d'excellence et brille de son plus beau lustre. Elle serait bien défectueuse, en effet, la définition de la vertu qui n'admettrait pas dans le cercle de ses limites ce qui en constitue la perfection.

L'effort est, sans contredit, une des conditions nécessaires à la vertu; quand il s'agit de prudence, c'est dans l'intelligence qu'est le siége de cet effort; pour la bienveillance effective, c'est principalement dans la volonté et les affections qu'il réside...

IV.

La prudence personnelle, vertu principale d'après Bentham.

La nature naïve et sans art porte l'homme à rechercher le plaisir immédiat, à éviter la peine immédiate. Ce que peut faire la raison, c'est d'empêcher le sacrifice d'un plaisir éloigné plus grand, ou l'infliction d'une peine éloignée plus grande en échange de la peine ou du plaisir présents; en un mot, d'empêcher une erreur de calcul dans la somme du bonheur. C'est aussi en cela que consiste toute la vertu, qui n'est que le sacrifice d'une moindre satisfaction actuelle, qui s'offre sous forme de tentation à une

satisfaction plus grande, mais plus éloignée, qui, en fait, constitue une récompense.

Ce qu'on peut faire pour la morale, dans le domaine de l'intérêt privé, c'est de montrer combien le bonheur d'un homme dépend de lui-même et des effets que produit sa conduite dans l'esprit de ceux auxquels il est uni par les liens d'une sympathie mutuelle ; combien l'intérêt que les autres hommes prennent à son bonheur, et leur désir d'y contribuer, dépendent de ses propres actes. Supposons un homme enclin à l'ivrognerie. On devra lui apprendre à examiner et à peser la somme de plaisir et de peine qui résulte de sa conduite. Il verra d'un côté l'intensité et la durée du plaisir de l'ivresse. C'est ce qui constituera, dans son budget moral, la colonne des profits. Par contre, il lui faudra faire entrer en ligne de compte 1° les indispositions et autres effets préjudiciables à la santé ; 2o des peines contingentes à venir, résultat probable des maladies et de l'affaiblissement de sa constitution; 3° la perte de temps et d'argent proportionnée à la valeur de ces deux choses, dans sa constitution individuelle ; 4° la peine produite dans l'esprit de ceux qui lui sont chers, tels que, par exemple, une mère, une épouse, un enfant; 5° la défaveur attachée au vice de l'ivrognerie, le discrédit notoire qui en résulte aux yeux d'autrui; 6° le risque d'un châtiment légal et la honte qui l'accompagne; comme, par exemple, lorsque les lois punissent la manifestation publique de l'insanie temporaire, produite par l'ivresse; 7° le risque des châtiments attachés aux crimes qu'un homme ivre est exposé à commettre, et le tourment produit par la crainte des peines d'une vie future.

Tout cela conduira probablement cet homme à découvrir qu'il achète trop cher l'ivresse. Il verra que la morale qui est la vertu, et le bonheur qui est l'intérêt personnel, lui conseillent d'éviter cet excès. Il a à triompher de son intempérance le même intérêt qu'a un homme qui, dans l'acquisition de la richesse, peut choisir entre gagner beaucoup et gagner peu. La déontologie ne demande pas de sacrifice définitif. Dans ses leçons elle propose à l'homme avec lequel elle raisonne un surplus de jouissance. Il cherche le plaisir; elle l'encourage dans cette recherche; elle la reconnaît pour sage, honorable et vertueuse; mais elle le conjure de ne point se tromper dans ses calculs. Elle lui représente l'avenir, un avenir qui n'est probablement pas éloigné, avec ses plaisirs et ses peines. Elle demande si, pour la jouissance goûtée aujourd'hui, il ne faudra pas payer demain un intérêt usuraire et

intolérable. Elle supplie que la même prudence de calcul qu'un homme sage applique à ses affaires journalières, soit appliquée à la plus importante de toutes les affaires, celle de la félicité et du malheur. La déontologie ne professe aucun mépris pour cet égoïsme qu'invoque le vice lui-même. Elle abandonne tous les points qui ne peuvent pas être prou vés avantageux à l'individu. Elle consent même à faire abstraction du code du législateur et des dogmes du prêtre. Elle admet comme convenu qu'ils ne s'opposent point à son influence; que ni la législation ni la religion ne sont pas hostiles à la morale, et elle veut que la morale ne soit pas opposée au bonheur. Montrez-lui un seul cas où elle ait agi contrairement à la félicité humaine, et elle s'avouera confondue. Elle reconnaît que l'ivrogne lui-même se propose un but convenable; mais elle est prête à lui prouver que ce but, l'ivrognerie nele lui fera pas atteindre. Elle part d'une vérité qu'aucun homme ne peut nier, savoir que tous les hommes désirent être heureux. Elle n'a que faire de dogmatiser despotiquement; sa mission, à elle, est de nous inviter à faire du bien et du mal une sage estimation. Elle n'a d'intérêt à telle ou telle ligne de conduite, à tel ou tel résultat, qu'en tant qu'il s'agit d'une fraction de bonheur à retrancher du tout ou à y ajouter.

Tout ce qu'elle se propose, c'est de mettre un frein à la précipitation, d'empêcher l'imprudence de prendre des mesures irrémédiables et de faire un mauvais marché. Elle n'a rien à objecter aux plaisirs qui ne sont point associés à une portion de peine plus qu'équivalente. En en mot, elle régularise l'égoïsme.

Traité de Législation pénale, I, 120, 124, 158 et suiv.

STUART MILL.

John Stuart Mill naquit à Londres en 1809. Il perdit très-jeune sa mere et reçut une éducation toute virile auprès de son père James Mill, auteur de l'Histoire de la Compagnie des Indes, et philosophe remarquable auquel on doit l'analyse de phénomènes de l'Esprit humain (1829). Le jeune Stuart Mill lisait de bonne heure le latin et le grec. Chez son père, il connut Bentham, habitué de la maison, et fut tout nourri des principes de la doctrine utilitaire, dont il devait sentir plus tard l'insuffisance. Stuart Mill occupa, comme son père, un poste important dans la Compagnie des Indes. En même temps il continuait ses études sur la philosophie, la politique et l'économie politique. Après diverses publications dans la presse anglaise, il fit paraitre son remarquable Système de logique (traduit en français par M. Peisse), puis, plus tard, son grand Traite d'économie politique, qui lui assura une place parmi les premiers economistes contemporains. Il publia ensuite l'Eramen de la Philosophie de Hamilton (traduit par M. Cazelles); l'Utilitarianisme, la

Liberté (traduits par M. Dupont-White), le Gouvernement représentatif(traduit par M. Dupont--White), l'Assujettissement des femmes (traduit par M. Dupont-White; Auguste Comte et le Positivisme (traduit par M. Clémenceau). Son Autobiographie, publiée après sa mort, a été traduite en français sous le titre de Mémoires de Stuart Mill. Elu député de Londres à la chambre des communes, il se montra toujours attaché aux idées libérales. Il mourut en 1874.

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Pour nous les lois de l'association des idées sont les suivantes : 1o les idées des phénomènes semblables tendent à se présenter ensemble à l'esprit. 2° Quand des phénomènes ont été, ou expérimentés, ou conçus en contiguïté intime l'un avec l'autre, leurs idées ont de la tendance à se présenter ensemble. Il y a deux espèces de contiguïté, la simultanéité et la succession immédiate. Quand les faits out été expérimentés et pensés en succession immédiate, l'antécédent ou son idée rappelle celle du conséquent, mais la réciproqué n'est pas vraie. 3o Les associations produites par contiguïté deviennent plus certaines et plus rapides par l'effet de la répétition. Quand deux phénomènes ont été souvent trouvés réunis, et ne se sont jamais, dans aucun cas, présentés séparément, soit dans l'expérience, soit dans la pensée, il se produit entre eux ce que l'on appelle l'association inséparable, autrement, mais moins justement dite indissoluble on ne veut pas dire par ces mots que l'association doive inévitablement durer jusqu'à la fin de la vie, que nulle expérience subséquente, nulle opération de la pensée ne puisse la dissoudre; mais seulement que tant que cette expérience ou cette opération de la pensée n'aura pas lieu, l'association restera irrésistible; qu'il nous sera impossible de penser l'un de ces éléments séparé de l'autre. 4° Quand une association a acquis cette sorte d'inséparabilité, quand la chaîne qui unit les deux idées a été ainsi fermement rivée, non-seulement l'idée évoquée par l'association devient, dans la conscience, inséparable de l'idée qui la suggère, mais les faits ou phénomènes qui répondent à ces idées finissent par sembler inséparables dans la réalité : les choses que nous sommes incapables de concevoir séparées, nous semblent incapables d'exister séparées; et notre croyance à leur coexistence, bien qu'elle soit en réalité un produit de l'expérience, nous paraît intuitive. On pourrait donner d'innombrables exemples de cette loi. STUART MILL. La Philosophie de Hamilton, trad. de M. E. Cazelles, p. 212.

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Il n'y a point de proposition dont on puisse dire que toute intelligence humaine doit éternellement et irrévocablement la croire. Nombre de propositions auxquelles ce privilége était accordé avec le plus de confiance ont rencontré déjà bien des incrédules. Les choses qu'on a supposé ne pouvoir jamais être niées sont innombrables; mais deux générations successives ne s'accorderaient pas à en dresser la même liste. Une époque ou une nation ajoute une foi implicite à ce qui semble incroyable ou inconcevable à une autre, tel individu est entièrement libre d'une croyance qu'un autre juge absolument inhérente à l'humanité. Il n'est pas une de ces croyances supposées instinctives de laquelle on ne puisse être dégagé. Tout homme peut prendre des habitudes d'esprit qui l'en délivrent. L'habitude de l'analyse philosophique (dont l'effet le plus sûr est de rendre l'esprit capable de commander au lieu d'obéir aux lois de sa partie purement passive), nous montrant que la connexion réelle des choses n'est pas une conséquence de la connexion de leurs idées dans notre esprit, peut dissoudre d'innombrables associations qui règnent despotiquement sur des intelligences mal réglées ou de bonne heure imbues de préjugés. Cette habitude n'est même pas sans pouvoir sur les associations que l'école, dont j'ai déjà parlé, regarde comme innées et instinctives. Toute personne habituée à l'abstraction et à l'analyse arriverait, j'en suis convaincu, si elle dirigeait à cette fin l'effort de ses facultés, dès que cette idée serait devenue familière à son imagination, à admettre sans difficulté comme possible dans l'un, par exemple, des nombreux firmaments dont l'astronomie sidérale compose l'univers, une succession d'événements tout fortuits et n'obéissant à aucune loi déterminée; et, de fait, il n'y a ni dans l'expérience, ni dans la nature de notre esprit, aucune raison suffisante, ni même une raison quelconque de croire qu'il n'en soit pas ainsi quelque part. STUART MILL. Système de Logique, trad. Peisse, tome III, p. 293.

III.

Explication de l'origine du principe de causalitė.

Certains faits succèdent et, croyons-nous, succéderont toujours à certains autres faits. L'antécédent invariable est appelé la cause, l'invariable conséquent, l'effet, et l'universalité de la loi de causa

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