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je ne pourrais que multiplier des variantes fastidieuses des mêmes essais. Je dirai donc à la Muse, en la congédiant plus qu'à demi, ce que lui disait Virgile (car j'aime à croire que ces vers qu'on lui attribue sont de lui), et je le dirai avec bien plus de certitude de le tenir :

Ite hinc, Camenæ ; vos quoque ite, primo ævo
Dulces Camenæ; nam fatebimur verum,

Dulces fuistis. Et tamen meas chartas

Revisitote; sed pudenter et raro.

S.-B.

VIE

POÉSIES ET PENSÉES

DE

JOSEPH DELORME.

Sic ego eram illo tempore, et flebam amarissime, et requiescebam in amaritudine.

SAINT AUGUSTIN. Confess., liv. IV.

Je l'ai vu, je l'ai plaint; je le respectais; il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants; mais, en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l'âge, il s'y est éteint.

SENANCOUR, Oberman.

VIE DE JOSEPH DELORM E.

L'ami dont nous publions en ce moment les œuvres nous a été enlevé bien jeune, il y a environ cinq mois. Peu d'heures avant de mourir, il a légué à nos soins un journal où sont consignées les principales circonstances de sa vie, et quelques pièces de vers consacrées presque toutes à l'expression de douleurs individuelles. En parcourant ces pages mélancoliques, dont la plupart nous étaient inconnues (car notre pauvre ami observait même avec nous la pudeur discrète qui sied à l'infortune), en suivant avec une curiosité mêlée d'émotion les épanchements de chaque jour dans lesquels s'en allait obscurément une sensibilité si vive et si tendre, il nous a semblé que nous devions à la mémoire de notre ami de ne pas laisser périr tout-à-fait ces soupirs de découragement, ces cris de détresse, qui étaient devenus des chants de poète; ces consolations pleines de larmes, qui s'étaient passées dans la solitude, entre la Muse et lui. Et comme les poésies seules, sans l'histoire des sentiments auxquels elles se rattachent, n'eussent été qu'une énigme à demi comprise, nous avons essayé de tracer une description fidèle de cette vie tout intérieure à laquelle nous avions assisté durant le cours d'une liaison bien chère, et dont nous-même avions surveillé les crises avec tant de sollicitude et d'angoisses. Dans ce travail délicat, le journal est resté constamment sous nos yeux, et nous n'avons fait souvent que le transcrire. A toute époque, et à la nôtre en particulier, une publication de cette nature ne s'adresse, nous le savons, qu'à une classe déterminée de lecteurs, qu'un goût invincible pour la rêverie, et d'ordinaire une conformité douloureuse d'existence, intéressent aux peines de cœur harmonieusement dé

plorées. Mais si ce petit nombre perdu dans la foule ne reste pas insensible aux accents de notre ami, si ces pages empreintes de tristesse vont soulager dans leur retraite quelques-unes des ames, malades comme la sienne, qu'un génie importun dévore, que la pauvreté comprime, que le désappointement a brisées, ce sera pour lui plus de bonheur et de gloire qu'il n'en eût osé espérer durant sa vie, et pour nous ce sera la plus douce récompense de notre mission pieuse.

Joseph Delorme naquit, vers le commencement du siècle, dans un gros bourg voisin d'Amiens. Fils unique, il perdit son père en bas âge, et fut élevé avec beaucoup de soin par sa mère et une tante du côté paternel. Sa condition était des plus médiocres par la fortune, quoique honnête par la naissance. De bonne heure imbu de préceptes moraux, et formé aux habitudes laborieuses, il se fit remarquer par son application à l'étude et par des succès soutenus. Mais déjà en secret sa jeune imagination allumait la flamme qui devait lui être si fatale un jour. Lui-même aimait à nous raconter et à nous peindre ses premières rêveries, fraîches, riantes et dorées, comme un poète les a dans l'enfance. Élevé au bruit des miracles de l'Empire, amoureux de la splendeur militaire, combien de longues heures il passait à l'écart, loin des jeux de son âge, le long d'un petit sentier, dans des monologues imaginaires, se créant à plaisir mille aventures périlleuses, séditions, hatailles et siéges, dont il était le héros! Au fond de la scène, après bien des prouesses, une idée vague de femme et de beauté se glissait quelquefois, et prenait à ses yeux un corps. Il lui semblait, au milieu de ses triomphes, que sur un balcon pavoisé, derrière une jalousie entr'ouverte, quelque forme ravissante de jeune fille à demivoilée, quelque longue et gracieuse figure en blanc, se penchait d'en haut pour saluer le vainqueur au passage et pour lui sourire. C'était aux champs surtout que les dispositions romanesques de Joseph se développaient avec le plus de liberté et de charme. Il allait tous les ans passer deux mois de vacances au château d'un vieil ami de son père. Une jeune fille du voisinage, blonde, timide, et rougissant chaque année à son retour, entretenait en lui des mouvements inconnus qu'il réprimait aux yeux de tous, mais auxquels il s'abandonnait avec délices durant ses promenades aux bois. Là, il s'asseyait contre un arbre, les coudes sur les genoux

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