Images de page
PDF
ePub

TROISIÈME SÉANCE.

Application de l'analyse à l'art théâtral; exposition et classification de ses genres et de ses espèces tragiques et comiques.

[ocr errors]

MESSIEURS,

vous vous rappelez la promesse que j'ai faite dans mon Introduction, d'établir la classification des genres en littérature; si vous vous souvenez aussi comment j'ai mis en parallèle, dans ma seconde séance, les méthodes d'enseignement des premiers rhéteurs, vous sentez qu'il est temps d'entrer en matière, en développant les généralités que ces deux discours vous ont offertes, et en spécifiant l'essence et les qualités des divers ouvrages. L'ordre que je me suis prescrit dans ce Cours exigerait que je commençasse par vous parler des efforts primitifs de l'art en son enfance, afin de le suivre en son accroissement depuis ses productions simples et originelles jusqu'aux plus composées, fruits tardifs de sa maturité. Mais la subversion que je crois pouvoir ici me permettre, ne m'empêchera pas de replacer dans la suite toutes les choses au rang qui

Généralités

sur l'art

leur convient, et de vous en faire ressaisir le fil aisément. Notre intérêt d'honneur national m'engage à traiter d'abord le genre littéraire où le génie français a déployé le plus de richesse, et je craindrais en m'astreignant à une marche plus lente, de lasser votre patience, et de tromper votre juste curiosité. Je vais donc passer aussitôt à l'examen de l'art dramatique, c'est-à-dire l'art d'imiter les actions des hommes, par l'action feinte.

En faisant abstraction momentanément des autres dramatique. genres de littérature, pour traiter isolément le

genre théâtral, la manière dont je l'analyserai vous donnera l'exemple de celle que j'emploierai pareillement pour analyser tous les autres: ils ont tous leurs caractères spéciaux qui feront naître un intérêt propre à chacun d'eux : mais l'art de la scène nous en inspire un plus vif et plus habituel : il tient à nos plaisirs, à notre orgueil, à notre civilisation: il est devenu la plus éclatante preuve de notre esprit et de notre bon goût: il est l'objet de notre prédilection journalière, l'entretien continuel de nos sociétés brillantes, le sujet attachant des débats de nos lettrés les plus célèbres, et de l'attention des plus doctes étrangers: les succès qu'il donne, et les revers auxquels il expose retentissent plus promptement et plus loin que ceux de la plupart des livres. Ceux-là ne risquent point d'être jugés précipitamment, et frappés à jamais d'un seul coup. Ils ont le temps pour sauve-garde, et les réflexions pour les défendre ; ou, du moins, l'obscurité pour mourir sans bruit, aussitôt oubliés qu'imprimés. Mais les œuvres dramatiques courent le double péril

du théâtre et de la lecture: une heure peut décider de leur sort: ils affrontent les mouvements de la multitude: l'effort du talent même ne les peut garantir des atteintes de l'ignorance ou de la malignité experte à les détruire, et comme le disait Boileau :

« Un clerc, pour quinze sols, sans craindre le holà,
<< Peut aller sans péril attaquer Attila,

«< Et, si le roi des Huns ne lui charme l'oreille,

<< Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.

Dans la tragédie, la hardiesse des grands caractères, l'éminence des pensées, le choc nouveau des passions extraordinaires, s'élevant par-fois au-dessus des communs esprits, n'ont plus pour vrais juges et pour défenseurs qu'une minorité d'hommes habiles. Car, ainsi que l'écrivait encore Boileau, dont j'invoquerai toujours l'autorité,

« Sitôt que d'Apollon un génie inspiré

« Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,

« En cent lieux contre lui les cabales s'amassent:
<< Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent;
<< Et son trop de lumière importunant les yeux,
<< De ses propres amis lui fait des envieux.

Dans la comédie, la moindre plaisanterie disconvenante ou trop vive fait courir à l'auteur le risque d'une chûte dont le devrait sauver tout un plan bien conçu ou un enchaînement de belles scènes. Un petit nombre de doctes appréciateurs conserve lui seul le sentiment fidèle des beautés que remarqua son attention, et l'effet d'une situation fausse ou d'un mot

aventuré n'efface pas chez-lui le souvenir que luí laisse un beau travail. Mais telle est l'ingratitude commune, qu'une seule faute dans la plus longue et la plus difficile besogne, fait oublier cent bonnes choses et le plaisir qu'on eut à les entendre. Souvent même c'est l'aveuglement qui juge; et Despréaux nous apprend que le père de la comédie fut plus d'une fois victime du mauvais goût de son temps.

« Avant qu'un peu de cendre, obtenu par prière,
« Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
« Mille de ses beaux traits, aujourd'hui si vantés,
<< Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.

α

L'ignorance, et l'erreur, à ses naissantes pièces, « En habits de marquis, en robes de comtesses, « Venaient pour diffamer son chef-d'œuvre nouveau, « Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau. « Le commandeur voulait la scène plus exacte : « Le vicomte indigné sortait au second acte: « L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,

«

« Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu :
<< L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait
venger la cour immolée au parterre.

Que fera donc un auteur jaloux de forcer tant de barrières et de marcher dans une lice aussi épineuse? S'il fléchit sous l'empire de la vogue, il ne réussira que par des ouvrages imparfaits aux yeux des connaisseurs s'il y résiste, il succombera sous les fausses critiques et le préjugé de la multitude: mais comment évitera-t-il l'un et l'autre danger? en réfléchissant sur la nature et sur son art, et en prêtant une oreille docile à tous les jugements, pour les juger ensuitę

1

eux-mêmes par les lois des grands maîtres auxquelles il doit toujours appeler. L'envie même de ses rivaux ne servira plus alors qu'à l'éclairer dans sa route. Moi, dit encore Boileau,

«...

Qu'une humeur trop libre, un esprit peu soumis, << De bonne heure a pourvu d'utiles ennemis,

« Je songe à chaque trait que ma plume hasarde,
«Que d'un œil dangereux leur troupe me regarde.
« Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
« Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
* Sitôt
que sur un vice ils pensent me confondre,
« C'est en me guérissant que je sais leur répondre;
« Et plus en criminel ils pensent m'ériger,

a

Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.

En suivant ce conseil, applicable à toutes les carrières des hommes, un auteur dramatique saura conquérir les suffrages unanimes dans celle du théâtre: la difficulté, que le poëte Le Brun nommait spirituellement une dixième muse, lui inspirera ce qu'il doit faire pour y remporter le prix. Il sentira que de premiers succès rendent les seconds plus douteux, que l'indifférence accueille indulgemment les jeunes inconnus qui s'essaient; mais que la sévère rigueur, les préventions, et les rivalités, se proportionnent au mérite, et que plus il eut d'éclat, plus il faut que cet éclat s'épure, pour ne pas paraître se ternir. S'il est vrai qu'à la scène un hasard, ou l'opiniâtreté d'un parti, fait chanceler les ouvrages, et les peut renverser à jamais; si le génie y lutte par-fois contre le caprice et la fortune, son triomphe a d'autant plus de splen

« PrécédentContinuer »