particulier. De-là cette infatigable activité de la race humaine à multiplier les sciences qui étendent ses rapports avec tout l'univers. Tout correspond avec l'homme la médiation de ses sens, par tant sur la terre qui le nourrit, qu'au ciel dont les astres l'éclairent ; et, soumis par-tout aux effets qui l'étonnent, il demande aux sciences d'en révéler les causes à la supériorité de son esprit, et n'estime leur exactitude qu'en raison des moyens qu'elle lui donne pour les concevoir. Cette curiosité nécessaire, et corrélative à tous les objets qui l'environnent, est la source de son inclination à les imiter. C'est peu que de les avoir bien vus, bien gravés dans sa mémoire, il se plaît à en produire des copies imaginaires. Ce sentiment a créé les beaux-arts, dont les ouvrages sont comme autant de fidèles miroirs où l'homme regarde la nature, et se contemple encore soi-même. En quoi la peinture le charme-t-elle ? C'est qu'elle lui représente ses propres formes exprimées par des traits, ses différents âges et sa vie, par des couleurs, ses émotions, par le choix des attitudes, les lieux et l'action des hommes, par les groupes et la perspective. L'homme, frappé de l'effet des sons mesurés, les a réglés par le rhythme, et mis en accord avec la voix de ses passions : il a cherché dans la mesure des sons rapides ou prolongés, graves ou aigus, les plus justes combinaisons qui pussent lui rappeler l'amour ou la haine, le ton de la colère, les cris de la joie, les gémissements de la douleur, et les bruits des éléments. La musique a soupiré, menacé, gémi, et dès-lors ses modulations imitatives des accents du cœur ont enchanté l'oreille humaine. Une pareille imitation des mouvements du corps fut l'origine de la danse : d'où naîtrait le vif plaisir qu'excitent en nous les tableaux fugitifs qu'elle nous expose, sinon que ses figures vives, gracieuses ou nobles, renouvellent les images des impressions qui nous transportent? Ses caractères différents portent les ressemblances du caractère même des peuples: la danse est grave ou sautillante chez les nations du nord, dont les pensées sont morales et les sensations faiblement excitées elle est passionnée, voluptueuse et hardie jusqu'à la licence, chez les habitants du midi, qui ne respirent que l'ardeur de leurs climats, le plaisir et la fougueuse ivresse des sens. Ainsi l'attrait des beauxarts et des sciences tient pareillement à notre desir de nous bien connaître et de jouir de nous-mêmes. De cette vérité nous déduirons conséquemment l'utilité première de la littérature, c'est-à-dire de la science qui communique, par les signes du langage, tous les secrets de nos ames et toutes les opinions de nos esprits. La littérature nous sert d'interprète universel: ce privilége la rend égale en nécessité aux plus hautes sciences, et supérieure en agrément aux beaux-arts. Ceux-ci n'ont, en effet, qu'un pouvoir limité dans leurs moyens l'empire des lettres est sans bornes. Le dessin et le coloris, la mélodie et l'harmonie des sons, les prestiges de la pantomime, c'est-à-dire le langage d'action, peuvent-ils imiter autre chose que nos formes, nos sensations, et parfois nos sentiments? La poésie les retrace, les peint et les exprime non moins bien : car c'est à cela que revient cet axiôme, « ut pictura poesis » ; c'est pour cela qu'on la nomme la sœur des beaux-arts; mais elle fait plus encore, et ce qui la place quelquefois au-dessus d'eux, c'est qu'elle représente, non-seulement les actions extérieures, les passions visibles, mais ce qui est dénué de formes dans l'imagination, les pensées, dernier point où les arts d'imitation ne sauraient atteindre. Elle développe nos idées spéculatives, nos mouvements les plus cachés, les plus internes; et, tandis que le pinceau détermine avec choix nos surfaces et le dehors des choses, la littérature perce le fond, arrache à la nature mieux sondée ce qu'elle a de plus secret, pénètre jusqu'aux plus tortueux dédales de l'intelligence, développe les derniers plis du cœur humain, l'interroge, le fouille, et, l'ouvrant tout entier à notre œil, étale et anatomise, pour-ainsi-dire, au grand jour, l'intérieur même de l'homme et les mystères qui sans elle resteraient ensevelis au-dedans de lui. Le moindre exemple vous en convaincra : toute action déterminée peut se peindre; mais qui peindra comme la parole cette idée du chagrin de l'ambitieux qui, selon Corneille, ne pouvant aller au-delà du comble de ses grandeurs imaginaires, s'en dégoûte, dit-il, Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre. et cette sublime réponse de Médée : Dans un si grand revers, que vous reste-t-il ? – Moi. Mille autres beautés de ce genre, sans parler des vérités abstraites et métaphysiques, ne sauraient être transmises que par les lettres. Sans elles, nos sciences n'auraient pu révéler leurs principes; notre morale n'aurait pu préciser les lois, qui sont les conséquences des besoins de l'homme en société : les loix furent les premiers écrits, et nos premiers livres furent les dépôts nécessaires de nos connaissances: les lettres. nous les ont acquises, conservées; et ce sont elles qui légueront à l'avenir les richesses de notre esprit, richesses que nous n'eussions pas accrues sans l'héritage que les lettres nous laissèrent des travaux du passé. Elles sont, en un mot, les truchements de l'intelligence qui nous distingue des brutes, dont la grossièreté muette manque de signes comme d'idées. Aussi remarquons-nous que les hommes ignorants ont plutôt les passions qui les rapprochent des ani maux, que les sentiments qui participent de la raison éminente des hommes. Je n'exagère donc pas l'importance de mon sujet, à l'exemple de ceux qui, se méprenant sur l'aridité des matières qu'ils traitent, en exaltent puérilement la fécondité; ni comme le font la plupart des traducteurs, qui n'imaginent rien de plus grand et de plus beau que les ouvrages qu'ils transcrivent. Les nombreux services que nous rend la culture des lettres parleront mieux que moi en sa faveur : il ne faut que les prendre en témoignage : nous ne devons qu'à l'art d'écrire les relations continuelles qui nous unissent. Demandez au magistrat où il puisa les lumières du droit et l'éloquence qui protége vos lois, vos mœurs, et vos patrimoines: interrogez le navigateur que précèdent l'astronomie et les mémoires sur les voyages qu'il entreprend; le politique instruit par l'histoire des nations qu'il prétend régir; le guerrier tacticien à qui sont présents les commentaires de son modèle; le médecin à qui les aphorismes de l'antiquité servent encore à pronostiquer et à guérir vos maladies; le métayer et l'agriculteur qu'ont dirigés pas à pas les observations des botanistes et des émules de Pline; le philosophe à qui d'abord une vaste lecture apprit à réfléchir sur la morale et sur les lois des êtres. Demandez même à ces familles dispersées, à ces amants que le sort ou le |