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deuse Gorgone qui révolterait le spectateur, si l'éclatant pathétique, en se déroulant sans cesse dans les sinuosités de cette longue scène, ne tempérait par sa splendeur tout ce que son assemblage dramatique a d'horrible et de dénaturé.

J'établis ce parallèle entre le Laocoon et la Rodogune, pour faire sur-tout sentir que c'est peu de savoir passionner les rôles et la diction, et de faire respirer le marbre ou la toile, mais que c'est l'art de groupper les personnages qui signale toute la force d'une invention créatrice. Un beau caractère offert n'est qu'un portrait; de justes maximes et de hauts sentiments ne sont que des tissus d'éloquence; mais il faut des ensembles et des tableaux. Décomposez les situations vraiment théâtrales, vous vous convaincrez qu'elles résultent d'une combinaison d'attitudes entre des passions extrêmes hardiment opposées, qui se rencontrent en un point, et qui, pour ainsi dire, appelées à un rendez-vous, s'y heurtent, et se livrent un combat, qui cause par ses chocs surprenants et impétueux, les frémissements, le plaisir, et les acclamations du public.

On arrive au complément de toutes les émotions propres à la tragédie, lorsqu'aux effets du mélange d'une terreur non commune, et d'une pitié non vulgaire, se joignent le concours des nobles circonstances, l'appareil et le langage qui constituent le grand et le sublime.

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PREMIÈRE PARTIE.

9 RÈGLE.

SEPTIEME SÉANCE.

Du principe de l'admiration, ou du grand, dans la tragédie; et des péripéties.

MESSIEURS,

Nous avons vu que le but de la tragédie est d'exciter la terreur et la pitié : nous avons défini ces deux passions, et développé les moyens par lesquels on les produit au théâtre.

Il nous faut considérer ceux qui servent à frapper L'admiration. le spectateur du sentiment de L'ADMIRATION; c'est-àdire, que nous devons traiter la condition qui constitue le noble et le grand. On ne peut dire qu'une tragédie contienne rien de grand, si le style n'a pour noble fondement les hauts caractères et les sentiments heroïques. La bonté des mœurs communes ne suffit donc pas à sa grandeur nécessaire : il y faut la vertu presque surnaturelle, ou des passions qui surpassent la force humaine,sans qu'elle paraisse affectée ni guindée : les actions et les paroles qui s'en suivront conséquemment, auront cette sublimité qui excitera l'admiration.

La courageuse résistance que Prométhée oppose à Jupiter lui-même, dans la pièce d'Eschyle, nous a

déja donné l'idée de ce genre qu'on nomme admiratif. La piété vertueuse d'Antigone, rendant à sa famille les devoirs funéraires, malgré les édits du tyran et l'horreur des supplices, élève ce caractère au degré idéal où le voulait porter Sophocle, et où l'a su maintenir le célèbre Alfieri, dans sa belle imitation de cette tragédie. De cette grandeur des choses sortent ces traits de dialogue qui les rehaussent encore. Antigone, ne balançant pas entre la vie et son devoir fatal, brave en ces mots Créon, qui lui propose un hymen avec son fils qu'elle aime, ou le plus cruel châtiment, si elle le refuse.

As-tu choisi ? J'ai choisi.

son amant)

Emon? (c'est le nom de La mort. Tu l'auras.

Et cette terrible menace n'ébranle point le cœur d'Antigone. Est-il un spectateur qui n'admire autant son courage que la concision sublime des réponses qui le signalent, et qu'Alfiéri renferme en un seul vers. Les réparties de Polyeucte à Félix, dans l'ouvrage de Corneille, étincellent d'un éclat plus vif encore. Le féroce et lâche gouverneur, chargé des ordres de l'empereur Décie, veut contraindre son gendre à blasphemer Dieu, et à se courber devant les divinités des païens : que lui répond le martyr ?

« Je suis chrétien.

Impie!

« Adores-les, te dis-je, ou renonce à la vie.

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Je suis chrétien. Tu l'es? O cœur trop obstiné!

<< Soldats, exécutez l'ordre que j'ai donné.

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<< Chère Pauline, adieu; conservez ma mémoire. Et le saint va courageusement au supplice. La grandeur de ces traits n'est admirable que parce qu'elle

l'admiration.

est également soutenue dans tout le rôle. Autrement ces saillies inattendues sembleraient disparates et exagérées, et ne seraient que de vaines bravades plus dignes de risée que d'admiration, si la fermeté du personnage de Polyeucte ne les nécessitait dans son langage toujours en accord avec son sublime caractère. Les réparties de Néron et de Britannicus, dans la pièce de Racine, quelque terribles qu'elles soient par la situation, n'ont pas cet éclat; parce que dans les dialogues de Racine il n'y a que le vrai et le nécessaire; mais dans ceux de Corneille, outre le vrai, il y a l'extraordinaire, d'où résulte la grandeur qui surprend.

Causes de Peu d'hommes se sentant capables d'un aveugle dévouement à des institutions religieuses ou politiques, le spectacle qu'on leur en présente force leur ame à s'en étonner. Alors ces sacrifices des martyrs ou des héros, à leur foi ou à la liberté publique, reçoivent de la multitude les applaudissements unanimes, qui confondent la bassesse du vulgaire, toujours enclin à qualifier ces grandes choses du nom d'actes de démence; parce que la raison commune, espèce d'instinct, marchant terre à terre, ne reconnaît d'autre intérêt que celui de la fortune et de la vie, tandis que les belles ames ne s'immolent que pour la gloire et pour les vérités qu'elles croient éternelles.

Exemples fournis par

Eschyle et Corneille sentirent si bien ces différences, Corneille. qu'ils furent les plus habiles à produire l'admiration. L'auteur français dépouille son Polyeucte de tous les attachements du siècle, avant de l'offrir à la mort : la jalousie conjugale n'a plus même d'accès en son cœur:

il n'appelle en sa prison sa femme, et le prince qui l'aime, que pour la céder et la laisser d'avance en héritage à son rival aimé : puis, comme dégagé de tous les liens du sang et de la chair, après avoir résigné à autrui ce qu'il aimait le plus, il semble, avec son ami Néarque, planer entre la terre et le ciel, fier de consommer glorieusement son sacrifice, et de se couronner d'une palme victorieuse.

La noblesse politique de Sévère et la sagesse de Pauline, ne sont que des degrés ascendants, qui servent d'échelle comparative à l'élévation prédominante de Polyeucte, à laquelle l'auteur oppose en dernier degré contraire, la bassesse du courtisan Félix, vil esclave du pouvoir, afin de nous donner la mesure entière du cœur humain.

Les mêmes rapports de grandeur se retrouvent dans les Horaces. Mesurez le personnage du généreux et sensible Curiace sur les héros en première ligne, dans les autres tragédies: il vous paraîtra les égaler : mais comparez son héroïsme ordinaire avec la vertu surnaturelle du jeune Horace : dès-lors vous le réduirez dans cette pièce à la proportion secondaire qu'il y doit avoir; et le jeune Horace lui-même ne le cédera pas moins en sublimité au grand caractère du vieux chef de cette famille toute romaine.

C'est ainsi que Corneille, partant toujours d'un point élevé, s'élance hardiment au plus haut terme du grand idéal, et nous surprend par ses vastes et sublimes dimensions. C'est peu que de donner à ses personnages la plénitude de leur grandeur historique ou imaginée; son génie personnifie en eux la gran

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