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« Je m'en irai, mais après avoir dit, sans redouter votre présence, tout ce que j'avais à dire; car il n'est pas en << votre pouvoir de me perdre. Je vous annonce donc que

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l'objet de vos menaces, de vos décrets, de vos poursuites «< publiques, pour venger la mort de Laïus, que cet homme << que vous cherchez depuis long-temps, est ici présent, étranger, dit-on, établi depuis un temps dans cette ville. << Bientôt il sera reconnu Thébain, né dans Thèbes même; << avantage dont il ne se réjouira pas, puisque aussitôt, << aveugle de clairvoyant, pauvre de riche qu'il était, il er<< rera dans une terre étrangère, n'ayant que son bâton « pour guide. On verra en lui le père et le frère de ses en«< fants, le fils et l'époux d'une femme dont le sein l'a porté, « l'assassin de son père, le mari de sa mère. Rentrez à-pré« sent, et méditez sur ce que vous venez d'entendre; et si « vous me reconnaissez menteur, dites que je ne connais « rien à mon art. »

Cet exemple amène une autre considération importante. Les conséquences du fatalisme, ou d'une volonté du ciel absolue, sont les divinations et les prophéties, comme on le voit par Tirésias dans l'OEdipe- roi, par Joad dans l'Athalie, et par les mágiciennes du Macbeth de Shakespeare.

Il est facile de reconnaître quelle source d'intérêt et de terreur naît de la possibilité présumée de prédire. Peut-être n'est-il point d'homme qui n'ait eu la faiblesse d'arrêter involontairement sa pensée aux horoscopes des Bohémiennes. Il est peu de femmes qui 'ne se troublent aux contes des diseuses de bonne aventure, ou à l'inspection du jeu mystérieux de leurs cartes. De cette crédulité naturelle résultèrent les oracles de Delphes, les sybilles de Cumes, le vol au

Cause des

superstitions humaines.

gural des oiseaux, les présages de la corneille et des
pigeons sacrés, qui faisaient marcher ou fuir les ar-
mées grecques et romaines, et qui influaient sur le
sort des batailles. Si l'on s'en étonne, et si l'on se de-
mande d'où provient cette tendance superstitieuse,
n'a-t-on pas à se répondre que, ne sachant rien de ce
que nous sommes, ni les raisons des événements qui
nous arrivent, nous avons dû nous interroger mutuel-
lement pour nous en instruire? Or quelques hommes,
plus avisés que les autres, en examinant les effets des
choses, et leurs directions, se sont habitués à en tirer
de justes pronostics sur l'avenir, et se sont érigés en
prophètes. Ils n'étaient pourtant rien de plus que le
personnage de Plaute, à qui j'ai fait dire ingénuement
en ma comédie :

« Je vois, je réfléchis, et je raisonne un peu,
«< N'est-ce pas là comme tout se devine,
« Sans qu'on soit ni démon, ni Dieu ?

Le reste des hommes plus inattentifs consulta ces devins; et, voyant quelquefois les hasards confirmer leurs prédictions, ils ont cru qu'on pouvait lire dans les décrets d'une destinée régulière. Cette opinion est bientôt devenue générale : on entend chaque jour répéter au peuple: Un tel a un mauvais sort, un tel est né heureux. Chez les païens, Socrate passait pour avoir son démon familier; chez les catholiques, un juste a son ange gardien. D'où vient cela? de ce que les petits et les grands, tourmentés de s'ignorer eux-mêmes et de sentir leurs esprits flotter sans cesse dans l'incertitude, tendent continuellement à remonter vers un

principe éternel et suprême; et que, nous étant lassés à recourir aux impénétrables causes de tout, les noms de Destin ou de Dieu fixent une borne aux recherches de notre perpétuelle inquiétude, et opposent un but élevé à l'essor fatigant de nos ames. Aussi les ouvrages qui n'ont pas cette hauteur d'idée pour origine, satisfont moins que les autres à la portée de notre intelligence.

Voyons comment le tragique anglais, non moins habile à manier la terreur que les poëtes grecs, s'est emparé du mobile que lui offrait la superstition de l'esprit humain. Trois hideuses magiciennes, rencontrant le prince Macbeth dans un sentier obscurci par la dernière heure du soir, l'arrêtent au milieu des buissons sauvages, et, criant toutes trois, Vive Macbeth! le saluent d'une dignité nouvelle, le nommant d'abord thane de Glamis, ensuite thane de Cawdor, enfin roi.

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Arrêtez, obscures prophétesses; expliquez-vous plus <«< clairement je sais bien que par la mort de Sinel, mon père, je suis thane de Glamis; mais comment puis – je « l'être de Cawdor? le thane de Cawdor est vivant, et il « est dans tout l'éclat de la prospérité. Et que je sois jamais « roi, c'est un événement où ne peut atteindre mon espé<«<rance... ni thane de Cawdor, non plus: parlez; d'où tenez<< vous ces étranges connaissances? ou pourquoi arrêtez-vous <«< nos pas sur ces arides bruyères, par vos vaines prédic« tions? parlez, je vous l'ordonne. »

Les trois femmes disparaissent: Macbeth les prend pour des figures vaines, évanouies dans l'air. Mais, dans la scène suivante, un courrier lui annonce que le

thane de Cawdor doit être décapité, et que le roi lui confère sa dignité: il était déja thane de Glamis, par la mort de son père, et, s'absorbant dans ses pensées, il se dit à lui-même :

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« Voilà deux prédictions accomplies qui sont comme « l'heureux prélude du grand événement qui doit les cou«ronner sur un trône. Cette instigation surnaturelle ne «< peut être criminelle, elle ne peut pas non plus être inno«cente. Mais, si elle est criminelle, pourquoi me donner « un gage du succès, en commençant par une vérité qui s'accomplit? si elle est innocente, pourquoi, en cédant à <«< cette tentation, son horrible image fait-elle dresser mes «< cheveux sur ma tête, et battre mon cœur avec une vio<«<lence qui n'est pas naturelle ? L'acte même, à l'instant de « l'exécution, est moins terrible que ne l'est son horrible << projet dans l'imagination. Ma pensée, qui ne commet « encore qu'un meurtre idéal, ébranle si violemment toute <«ma machine, que toutes mes facultés sont alarmées et «< suspendues devant cette image; mon esprit ne s'arrête à << rien qu'à des choses qui ne m'arriveront point, et ce n'est « qu'un néant. - Si la destinée veut me faire roi, soit; qu'elle me couronne : mais je ne veux pas faire un pas.

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Et, malgré cette résolution, il franchira tout pour arriver au trône, et ne craindra pas même de marcher dans le sang et sur le cadavre de son maître et de son ami. Qui pourrait méconnaître dans cette scène le profond esprit de Shakespeare, et l'habileté avec laquelle il représente l'ascendant qu'une première idée coupable prend sur un cœur ambitieux, les désordres qu'y sème un desir naissant, aussi prompt à s'y accroître qu'un germe actif à jeter de profondes racines,

et qui dans la saison où doit bouillonner la sève, pousse mille rejetons, grandit en arbre démesuré, et s'élevera jusque dans les nues, tant que la hache ne le renversera pas. Telle est en effet la marche de toutes les passions: d'abord elles ne sont en nous qu'un penchant indécis, facile à surmonter ; et bientôt elles deviennent une irrésistible pente à des fureurs que notre force ne peut plus réprimer. Les mêmes remords, les mêmes malheurs qui agitent les OEdipe, les Oreste, les Athalie, et les Macbeth, par la fatalité des arrêts divins agiteront d'autres personnages par la fatalité des passions : c'est cette autre condition des tragédies, historique et inventée, dont nous allons entreprendre l'analyse.

12 RÈGLE. passions dans historique, et

La fatalité des

la tragédie

dans la tragé

La tragédie historique et inventée n'existe que par les passions : le fonds des moyens par lesquels son imitation nous émeut est donc uniquement puisé dans la nature humaine: en effet que doit-elle peindre ? die d'invention. les actions remarquables des hommes; et l'homme, à le bien considérer, n'agit que poussé par des chagrins imaginaires : qui représenterait un sage, ne peindrait pas les hommes, mais une exception parmi nous. Cette raison constante, inaltérable, impassible, qui se nomme sagesse, et qui, supposant l'ame dans un parfait équilibre, la maintient dans un calme égal au milieu des orages de la vie, est une qualité si rare, que l'individu qui la posséderait, à l'exclusion des vains desirs, des craintes chimériques, et de tout attachement aux choses mortelles et changeantes, ne ressemblerait pas à un être humain, mais nous paraîtrait supérieur et divinisé on n'aurait plus lieu de s'attendrir, ni de

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