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déclare que la perfection de la versification française lui paraît presque impossible : ce sont ses expressions. Il attribue ces difficultés à la monotonie de la rime, à la gêne qu'elle impose aux plus grands génies (n'apercevant pas qu'ils soulèvent si aisément son joug); à la contrainte où l'on est (présume-t-il) pour flatter l'oreille, de sacrifier le fond des pensées; au scrupule qu'on attache à la rigueur même de cette rime, qui est une richesse de plus, et qu'il croit capable d'étouffer le feu d'un bon poëte. Enfin cet admirable écrivain, si cadencé dans ses périodes, si ingénieux dans ses tours, méconnaît dans la poésie française le mélange heureux des longues et des brèves, l'usage fréquent de ces inversions et de ces ellipses hardies, mais pourtant claires, par lesquelles elle échappe aux règles de la grammaire, sans la blesser.

Ces erreurs m'ont fait observer que rarement les habiles prosateurs ont bien saisi le génie des habiles poëtes. Les secrets de ceux-ci semblent au-dessus de leur compréhension : l'homme qui écrit habituellement en prose, affranchi de leurs entraves, libre dans l'expression de ses idées, se soumet avec peine au langage mesuré qui change son allure ordinaire. Il ne saurait se priver des deux tiers des élements du langage pour s'exprimer avec choix et composer de bons vers. La plupart des poëtes, au contraire, ont écrit correctement en prose, dès qu'ils en ont eu le besoin, parce qu'ils en savent le mécanisme : car qui fait le plus, fait le moins. Leur seul défaut est quelquefois de se trop dépouiller de parure, et de devenir secs et timides, de peur d'affecter encore le

tour poétique; vice le plus fâcheux qui puisse gåter la prose.

Réflexions de

Ne nous en remettons qu'aux bons poëtes du soin de juger de la versification. Le fils de Racine, imbu long- Louis Racine. temps des confidences de son père, éclairera notre goût par le livre exquis de ses réflexions. J'ai toujours été surpris d'entendre vanter une foule d'érudits, qui se sont copiés les uns les autres, et qui n'ont d'autre droit à l'attention du lecteur que la traduction de quelques axiômes des anciens, qu'ils ont commentés sententieusement, et rangés dans un ordre commun; tandis tandis que les réflexions de Louis Racine, pleines de vérités essentielles et fondamentales, sont moins présentes au souvenir. On en parle avec indifférence comme d'un livre raisonnable que chacun se rappelle d'avoir une fois lu; mais, à mon gré, ce même livre est un trésor de bons préceptes, et le code véritable de la poésie française. Les plus importantes matières y sont traitées avec justesse, netteté, précision : le style bien châtié ne monte et ne descend jamais plus qu'il ne faut : l'élégance n'y sert à Louis Racine qu'à faire briller le fond du sujet. Il soumet avec une sage réserve les opinions qui restent en doute, et ce qu'il déduit des principes de l'art ne tend qu'à en faciliter l'application. Les exemples qu'il choisit éclaircissent parfaitement ses définitions, et par-tout il se montre riche d'un savoir puisé dans la langue attique et dans la bonne latinité. Ce n'est point un pédant qui vous répète ses leçons de collége, ni un homme superficiel qui s'efforce à disserter sur des auteurs évalués sur parole, et à couvrir ainsi son débit vague

d'un dehors de gravité : c'est un littérateur vraiment instruit tout coule de source et abondamment sous sa plume. L'art qu'il enseigne lui est cher et respectable: il le défend d'abord contre le préjugé de ces rigoristes qui rejettent la poésie au nombre des amusements pernicieux ou inutiles. Il oppose à ses détracteurs l'emploi que firent de l'art des vers les premiers législateurs et les prophètes. Il démêle l'usage qu'en ont fait les chantres de l'héroïsme et de la vertu, de l'abus fatal qui le rendit l'interprète des passions dangereuses, et de la servile adulation.

A peine entre-t-il en son sujet qu'il établit la distinction du langage particulier du poëte et de celui du prosateur. La versification ne dépend pas seulement de la mesure et de la rime; elle a d'autres secrets qu'il dévoile très-bien : aucune des règles de la langue ne lui est étrangère, et il sait comment le génie ose même s'en affranchir pour la façonner à son avantage je prie ceux qui prétendent que la nôtre est invariablement fixée, et qui deviennent les échos de cet axiôme bannal, d'écouter le fils de Racine qui avait entendu parler son illustre père, et qui était plein de la lecture de ses beaux ouvrages.

« On doit, dit-il, obéir aux règles : mais cette obéis, sance n'est point un esclavage pour ceux qui cher«< chent à plaire dans une langue vivante, parce que << tant qu'elle est soumise à l'usage, elle peut recevoir « des exceptions à ses règles, et qu'elle les reçoit sur<< tout des auteurs qui, l'ayant étudiée avec soin, se « sont acquis sur elle une espèce d'autorité dont ils

« n'usent qu'à son avantage; et, quand nous jugeons « ces auteurs sur la seule rigueur des règles, il nous « arrive souvent de condamner ce qui n'est pas condamnable. >>

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Ce passage est-il clair? Le fils de Racine n'excuse pas ici les habiles écrivains de la licence qu'ils prennent, mais il leur attribue le privilège de mouvoir au gré de leur art les constructions du discours, pourvu que la prudence et le savoir les empêchent d'user de cette liberté avec excès. Si la poésie n'a plus le droit de faire des mots, elle a celui de les détourner de leur propre sens, par des alliances qui changent leur signification. Elle ne parle que par figures; et, si j'entreprenais d'analyser l'ouvrage de Dumarsais, sur les Tropes, on serait étonné de la quantité de celles que la nature même lui fournit. Ces figures ne sont rendues plus vives elles-mêmes que par des termes figurés. La poésie, obligée à tout rajeunir, doit les multiplier sans cesse, et les quitter sitôt qu'ils sont usés, et quand la prose les lui emprunte et s'en empare à son tour. De-là ces rapprochements inaccoutumés des mots qui s'attirent par des attractions secrètes, et qui, se réfléchissant l'un sur l'autre, se prêtent un éclat inconnu, ainsi que des objets colorés varient leurs nuances par leur voisinage, et, dans leur échange réciproque, brillent aux yeux de lueurs nouvelles. La délicatesse du goût réussit seule à bien composer ce mélange des expressions.

La méthode de l'auteur du Poëme de la Religion, est visible encore dans le soin qu'il prend de diviser en deux espèces l'harmonie de la poésie française ;

har

l'une qu'il nomme harmonie mécanique; l'autre, monie imitative: voici ce qu'il dit de la première.

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«

On remarqua d'abord que, pour rendre le discours harmonieux, il fallait lui donner une mesure et ren« dre cette mesure sensible à l'oreille. Le moyen de << la rendre sensible était d'établir des repos dans la prononciation; ce qui fit établir la césure qui est «< commune à toutes les langues. Il ne fut pas si aisé « de fixer la mesure : il fallait la régler ou sur le nombre, ou sur la valeur des syllabes. Les peuples « qui purent la régler sur la valeur des syllabes furent « les peuples particulièrement favorisés des muses. Les « autres qui, dans leur prononciation, ne faisaient « pas sentir si distinctement la valeur de toutes leurs syllabes, furent obligés de les compter. On fixa le << nombre qu'on en donnerait à chaque qualité de vers, « et on releva la simplicité de cette mécanique par « l'ornement de la rime. >>

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Ce qu'il ajoute sur la rime et sur son effet ne permet plus de partager l'avis des personnes qui, de son temps, l'accusaient de n'être qu'un tintement ennuyeux de finales monotones; mais son opinion rappelle ce vers du poëte Le Brun qui fut son disciple.

« Les rimes, de nos vers échos harmonieux. Louis Racine passe ensuite à la seconde espèce d'har

monie.

Voilà l'effet, dit-il, de l'harmonie imitative, lorsqu'au rapport mesuré que les mots ont entre eux, << se trouve joint le rapport que ces mots ont avec « les idées qu'ils présentent. C'est cette science si diffi

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