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Finissons notre recueil d'harmonie expressive par deux vers devant lesquels Scaliger se serait prosterné: Que la foudre en grondant les frappe avec l'éclair,

VOLTAIRE.

Tout, s'écrierait-il, est rassemblé dans ce vers; la bouffée de vent, que la fou; le roulement du tonnerre, dre en grondant; le coup sec qui précède l'éclat, frappe, et vec l'éclair est le bruit même des éclats,

Plus loin un lac entier n'est plus qu'un bloc de glace.

DELILLE.

Il semble que ces l, qui sont seules dans les mots loin et lac, fassent sentir que l'eau est encore liquide; mais lac entier arrête la prononciation, et ensuite les l surchargées d'autres consonnes, plus q, bloc, glace, figurent à l'oreille et l'épaississement de l'eau et le choc des glaçons qui se heurtent,

Je ne puis me refuser d'ajouter encore ces quatre vers admirables, qui ne sont pas connus et dont l'auteur ne veut pas être nommé; il a essayé de traduire quelques vers de Pindare sur l'éruption de l'Etna, et je crois qu'il a bien surpassé son original:

Ses noirs torrens de feu jusqu'aux voûtes du monde
Lancent le fer ardent, roulent les rocs brûlés,
Qui retombent par bonds sur les monts ébranlés,
Ou vont fendre en grondant la profondeur de l'onde.

N'entend-on pas tout ce fracas, noirs, tor, rou, rocs, bru; tous ces bonds répétés, tomb, bonds, monts, placés justement de trois en trois syllabes? enfin l'immense longueur du dernier vers, tout composé de nasales bruyantes et d'e sourds, ne ferait-elle pas

envie à tous les poëtes anciens qui nous ont servi de modèles pour l'harmonie imitative? (1)

On dira sans doute qu'il n'est pas croyable qu'un bon poëte aille ainsi arrangeant toutes ses lettres comme un enfant qui épelle, et on aura raison; mais un vrai poëte qui a du goût et du génie consulte l'un et fait travailler l'autre; son goût lui dit qu'il faut exprimer, son génie cherche les sons convenables et les trouve. Ainsi M. de Voltaire avait fait ces deux vers:

Seulement quelquefois on entend dans les airs

Les sons efféminés des plus tendres concerts.

Ils étaient bons si l'on veut, mais ils ne peignaient pas; son goût n'était pas content : il demanda d'autres vers à son génie, qui lui fournit les deux qu'on va lire:

On entend pour tout bruit des concerts enchanteurs
Dont la molle harmonie inspire les langueurs.

Il n'y a pas un son dans ces deux vers qui ne serve à l'expression: certainement l'auteur ne s'est pas dit: il faut répéter la syllabe mo, dont la molle harmonie,

(1) On pourrait à tous ces exemples joindre ce beau vers de M. Debelloi lui-même :

Contemplez de Bayard l'abaissement auguste,

qui, par la multitude des syllabes longues dont il est composé, par le choix des sons les plus majestueux, exprime si bien la noblesse, la dignité du grand spectacle que donne alors un héros. (Nole de l'éditeur.)

1

et arranger ainsi ces quatre autres, ire, les, lang, pour produire une lenteur molle et efféminée; mais l'auteur a voulu peindre; il a cherché la couleur propre, et d'un coup d'œil il a distingué la meilleure. Combien le goût a applaudi au génie, qui lui apportait presque au-delà de ses vœux! Il en est de même de ces deux autres vers de la Henriade:

Des foules de mortels noyés dans la mollesse,
Qu'entraîna le plaisir, qu'endormit la paresse.

Tout le monde les eût faits.

Hæc eadem à summo expectes minimove poëta.

Et le goût de M. de Voltaire en devait être indigné;
aussi n'a-t-il pas pu se les permettre longtemps; voici
avec quelle supériorité il les a changés :

Sans fiel et sans fierté, couliez dans la paresse
Vos inutiles jours filés par la mollesse.

Ces

accumulées font couler les vers comme les jours des voluptueux; ce long mot de quatre syllabes maigres, inutiles, suivi du monosyllabe jours, peint merveilleusement le vide du temps perdu. Le goût, je le repète, a cherché tout cela confusément, et le génie l'a trouvé précisément.

Je pourrais citer encore des milliers d'exemples frappans de la plus belle harmonie imitative si je voulais puiser au hasard ou dans Quinault, ce poëte quelquefois faible mais toujours mélodieux, ou dans la Fontaine, le plus grand peintre de notre poésie, ou dans Boileau, que l'on accuse de n'être pas poëte, et qui peint tout à l'oreille comme à l'imagination; il est aisé de se

convaincre par la lecture de leurs ouvrages. (1) et de ceux de tous nos bons auteurs, qu'il n'y a rien que la féconde harmonie de la poésie française n'ait bien exprimé, et que par conséquent on a fait à notre langue un reproche injuste en disant qu'elle n'a point de mélodie pour les images; quiconque lira nos vers avec un œil juste et éclairé, avec une oreille attentive et délicate, reconnaitra à chaque pas dans nos vrais poëtes le son imitatif de l'image qu'ils avaient à peindre. J'ai tâché de guider sur cet objet le goût des gens du monde qui aiment la poésie, et je me flatte que mes observations leur en feront faire d'autres plus importantes. Achevons de venger pleinement la langue française de beaucoup de reproches aussi peu équitables, mais faisons auparavant une application essentielle des vérités que nous venons de découvrir.

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N. B. Ces observations sont sans réplique : en supposant que mon poëme ne fût qu'une épître, comme l'Art Poétique d'Horace en est une adressée aux Pisons, c'est une épître fondée sur des principes justifiés par Debelloi.

(1) Le poëme des Saisons par M. de Saint-Lambert mérite d'être cité comme un modèle d'harmonie; les vrais poëtes, qui aiment les plaisirs de l'oreille et de l'imagination, iront souvent les chercher dans les détails enchanteurs de cet ouvrage, toujours pittoresque; à quelque page qu'on l'ouvre, on est sûr que le hasard va nous offrir un tableau agréable.

EXTRAIT DE QUINTILIEN

SUR

LA VALEUR HARMONIQUE DES LETTRES.

QUINTILIEN dans son Institution de l'Orateur ne se contente pas de rechercher l'origine et la propriété des lettres de l'alphabet, leurs rapports naturels et l'affinité qu'elles ont entre elles; il fait plus; il ne voulait pas seulement former un grammairien, il voulait encore former un orateur; il examine leur valeur harmonique. Qu'eût-il fait de plus s'il eût voulu former un poëte? Suivons le dans l'examen des lettres qu'il fait passer successivement en revue, pour nous instruire dans son excellent ouvrage.

« L'F, dit-il, liv. 12, ch. 10, rend un son qui n'est « presque pas d'une voix humaine, ou, pour mieux « dire, qui n'en est point du tout, puisqu'il se forme << uniquement par le moyen de l'air que nous poussons « avee violence entre nos dents; outre que cette lettre ‹‹ suivie d'une voyelle perd toute sa force si elle est

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