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Et tressaille de joie en voyant dans l'ouvrage,
Grâce au pinceau d'Houdry, passer sa propre image.
O des hameaux voisins confiantes beautés!
Il se peut qu'au détour de ces bois écartés
Vous veniez pour cueillir de pâles violettes;
Retournez promptement vers vos humbles retraites,
Et redoutez Eutrope un pigeon sur le poing;
C'est l'oiseau de l'Amour; le dieu n'est pas bien loin.
Sans rencontrer pourtant une seule bergère

Le comte a pénétré dans ce bois solitaire,

Et

par un grand châtel de toute antiquité

Au quart de sa lecture il se trouve arrêté:

1

S'en étonnerait-il? Il oublîrait sans doute

Qu'avec lui tout le jour La Fontaine a fait route,
Et que le Temps jaloux dévore le chemin

Où nous nous promenons un bon livre à la main.

Beau pigeon, reprit-il, j'aime votre constance;
Mais là dedans sans doute on pleure votre absence.
Il dit, et sur l'airain des portes du château
Son bras fait retentir l'impatient marteau :

Eustelle ouvre elle-même, et tous deux ils rougissent;
Ils demeurent muets; mais leurs âmes s'unissent,
Et du premier regard on s'était entendu;
Les cœurs étaient donnés quand l'oiseau fut rendu.
Ne nous dis pas, ô Muse, en rimes inutiles
De leur amour naissant les préludes futiles;
Quatre mots dans ce cas suffisent au bonheur:
Soupirs, occasion, résistance et faveur,

Si pourtant il le faut, dis qu'avec sa maîtresse
Eutrope au bout d'un mois disputa de tendresse,
Et qu'au sein des plaisirs, se laissant enflammer,
Il oublia les arts, hormis celui d'aimer.
Lorsque le vieux tuteur s'en allait à la ville
Le doux pigeon d'Eustelle, à ses ordres docile,
Traversant la forêt, courait rapidement

Du départ de l'argus avertir son amant,
Et ce cher messager portait à tire-d'aile
Des baisers que l'amant savait rendre à sa belle.
Quel bonheur, justes dieux! s'il avait pu durer!
Mais quel ruisseau jamais coula sans murmurer!
Et telle est des plaisirs la source singulière,
Que si tout homme y boit nul ne s'y désaltère:
Souvent, au moment même où deux amans d'accord,
Dans l'espoir d'y puiser, s'agenouillent au bord,
De son antre hideux qui domine la rive
L'horrible Jalousie avec audace arrive,
Les sépare, et du fer de ses longs javelots
Se fait un jeu cruel d'en soulever les flots.
Chez l'objet de ses soins, d'un pas lent et timide,
Eutrope vient un soir sur la foi de son guide:
Il entend une voix; son cœur en a frémi;

La porte confiante est poussée à demi,

Et lui laisse, au reflet d'une faible lumière,

Entrevoir un guerrier tout couvert de poussière, Qui pleure auprès d'Eustelle et semble à l'embrasser D'une absence pénible enfin se délasser.

Il s'avance; immobile, il garde un froid silence,
Et sort; mais en sortant à l'étranger il lance
Ce coup d'œil éloquent par Bellone inventé,
Qu'un brave à son pareil n'a jamais répété,
Et qui, s'il ne peut faire à l'instant de l'offense
Jaillir de deux poignards l'éclair de la vengeance,
Des rivaux sur le pré doit entraîner les pas
Pour donner ou subir un généreux trépas.
Ogier (car c'est ainsi que le guerrier s'appelle)
Veut se rendre au signal; mais la discrète Eustelle,
En opposant la ruse à ses nombreux efforts,
Lui fait pour l'arrêter un rempart de son corps.
Eutrope attend le soir, attend la nuit encore:
-Ah! dit-il en fureur, j'en atteste l'aurore;

La femme est sans constance et l'homme est sans honneur:
Beaux-arts que j'ai quittés, rendez-moi le bonheur!
Le front morne et pensif, il gagne ses pénates.
Catulle, c'est en vain qu'à présent tu te flattes
De calmer le transport de ses fougueux esprits
Par la douce langueur qu'exhalent tes écrits;
Il allume sa haine à ces rimes cruelles

Qué Boileau, vieux alors, lança contre les belles;
D'un fiel que l'on croirait versé par Juvénal
Sa plume sans trembler teint son style infernal,
Et, méditant sur l'heure un horrible libelle,
Sans honte et sans remords il ose contre Eustelle
Sur un papier brûlant précipiter des vers

Qui pourtant de ses pleurs sont quelquefois couverts.

Suspends, suspends le cours d'une injuste satire,
Eutrope; il vaudrait mieux ignorer l'art d'écrire
Que de suivre au hasard ces apprentifs auteurs
Qui, d'un sexe timide odieux détracteurs,
Dans les pamphlets målins de leurs plumes novices
Veulent faire passer ses défauts pour des vices.
Ecrivain téméraire, apprends qu'on ne peut pas
Ternir l'éclat des fleurs qui croissent sous ses pas,
Et que pour émousser les traits de la censure
Vénus à tout son sexe a prêté sa ceinture.

Le soleil a déjà remonté l'horizon,
Et le comte n'a point recouvré sa raison.
Le cher pigeon revient à l'heure accoutumée;
Pour la première fois la fenêtre est fermée;
Mais l'animal, exact à remplir son devoir,
Dans l'espoir d'être vu se contente de voir,
S'obstine en roucoulant à faire sentinelle,
Et frappe à coups de bec une vitre rebelle.
Eutrope à ce signal d'horreur se sent saisi :
-Le voilà cet oiseau qu'Eustelle avait choisi,
Ce confident trompeur de l'objet le plus traître!-
Et soudain d'un air brusque il ouvre sa fenêtre;
Le tranquille pigeon n'en est point alarmé:
D'un fer impitoyable Eutrope s'est armé.
Ici ma plume tremble, et mon âme est émue;
De ce tableau sanglant je détourne la vue:
Le coup fatal pénètre, et l'innocent oiseau

Chancelle, crie et tombe aux pieds de son bourreau;

Mais tout en éprouvant des atteintes mortelles
On dirait qu'il invite à chercher sous ses ailes:
Eutrope les écarte; un billet précieux

Irrite au même instant ses regards curieux;
Et, parcouru trois fois par ses lèvres rapides,
Il échappe trois fois à ses mains trop avides.
<< L'officier que ton cœur a d'amour soupçonné,
«Eutrope, c'est mon frère; un hasard fortuné
« Après dix ans d'exil le rend à sa patrie,

« Et je l'aime après tei cent fois plus que ma vie;
« Reviens donc sur-le-champ t'assurer de ma foi;
« Je ne l'ai qu'embrassé; les baisers sont pour toi.ss
·Ah! dit-il, qu'ai-je fait! et quelle barbarie! —
Sa parole s'arrête et son âme est flétrie;
Il ne connaît plus rien, et ses sombres regards
En exprimant la rage errent de toutes parts;
D'Eustelle il voit, hélas! le messager fidèle
Tourner encor sur lui sa débile prunelle,
Roidir ce cou d'albâtre autrefois caressé,
Et s'étendre aussitôt insensible et glacé.
Aux fureurs de l'amant le repentir succède:
A son crime excusable il soupçonne un remède;
Par un instinct subit il se sent inspiré,

Et, du pigeon mourant ouvrant le bec serré,
Par le canal étroit d'une paille incertaine

Il lui souffle un vin chaud qu'a tiédi son haleine:
Le beau pigeon d'Eustelle a paru respirer.
Eutrope en le rendant pourrait tout réparer;

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