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toutes les infortunes comme à toutes les larmes ! Hécube est bien malheureuse avec de telles femmes, car elles ne sauront jamais lui donner les consolations dont elle a tant besoin.

Euripide est inépuisable dans la peinture des calamités, des souffrances, des déchiremens de cœur d'Hécube; la peinture ne saurait rassembler dans un moment la succession des différens aspects sous lesquels le poëte a représenté la mère d'Hector et la veuve de Priam. Tantôt elle nous apparaît; magná cum majestate dolorum. C'est une Jocaste ou une Niobé debout, mais marquée d'une empreinte de la foudre, et le front sillonné par les rides de l'âge et les traces du malheur. Tantôt c'est une reine, une veuve, une mère désespérée, qui pleure sur les ruines d'un empire et sur les tombeaux de sa famille. Tantôt nous la voyons, disputaut de malheur avec Andromaque, présider elle-même aux funérailles du jeune Astyanax, en qui elle pleure Hector, le plus grand des défenseurs de Troie. Plus loin nous la retrouvons encore accablée de la mort de Polyxène; ses larmes n'ont pas eu le temps de sécher un moment, que la voilà stupide de douleur devant le cadavre de Polydore, égorgé par un roi perfide et barbare; elle contemple le ciel et surtout les blessures de son fils, étendu sous ses yeux; elle amasse et couve sa colère qui éclate enfin par une vengeance presque impie, tant elle est cruelle. Il n'y a pas de situation plus terrible sur le théâtre, que celle du malheureux Polymestor qui, privé de la vue par Hécube et ses femmes, se traîne en les cherchant pour les égorger, et pousse des hurlemens. Enfin, chancelante à chaque pas, et ne pouvant se soutenir, elle entend donner aux cohortes des Grecs l'ordre d'incendier Ilion, et rẻ

duite au titre odieux d'esclave d'Ulysse, on l'entraîne å la clarté des tourbillons de flamme et de fumée qui s'élèvent des ruines de sa patrie en cendre.

Peut-être aucun peintre jusqu'ici, peut-être personne dans la suite des temps ne trouvera-t-il une expression qui convienne à Hécube. Il faut pourla deviner un de ces hasards que le génie trouve, parce qu'il les a long-temps cherchés, une de ces inspirations qui sont le fruit et la récompense des méditations profondes, car on peut dire que le génie fait chaque jour, sans y penser, les chefs-d'œuvre qui doivent un jour éclore de ses mains. Mais qu'a de commun le tableau de M. Drolling avec les dons célestes? Sans noblesse, sans dignité, sans aucune trace de la majesté royale, son Hécube est une vieille femme décolorée par la vieillesse et blanchie par le temps. Elle rappelle la Statyra de Lebrun, mais comme une esclave ou une nourrice qui, par un singulier rapprochement, aurait offert quelque ressemblance de traits et d'âge avec la mère de Darius. Il fallait une création, et M. Drolling ne nous donne qu'un souvenir malheureux d'un assez beau modèle. Cet artiste a du malheur, il nous laisse sans émotion devant une scène où l'héroïsme de la victime devrait obtenir des larmes d'admiration, la douleur d'une mère nous arracher des larmes on même des cris de pitié. De l'ame, de l'ame, disait Voltaire à une actrice qui n'entrait pas dans la passion de son rôle ; voilà ce que je ne cesserai pas de représenter aux artistes : ou peignez de la pierre, du marbre et du bronze, ou donnez la vie et l'ame aux figures humaines. Comme métier l'ouvrage de M. Drolling n'est pas sans mérite: il offre des parties bien peintes ; sa couleur ne manque ni d'éclat, ni de relief; si son dessin n'a point de gran

deur et de hardiesse, on peut y louer la sagesse et la fermeté. Mais toutes ces qualités ne font point un tableau, ce n'est pas seulement avec la main, c'est avec la tête et le cœur qu'on parvient à mettre au jour cette œuvre du démon.

Il y a toujours des parties peintes avec vigueur dans les tableaux de M. Colson; sa couleur a de l'éclat; et, quoiqu'il travaille beaucoup, sa manière a quelque chose de large. On ne peut pas lui reprocher des proportions mesquines et une expression vague ou triviale. Mais a-t-il parfaitement rendu la scène des prédictions de Cassandre? Considérons d'abord le roi des rois ; il rappelle quelques-uns des traits du Jupiter des sculpteurs grecs; son attitude simple et naturelle n'est pas sans noblesse ; pourquoi sa tête a-t-elle quelque chose de bourgeois, qui, joint à un certain air d'embarras, retrace à la pensée ces querelles de ménage tracées avec tant de bonhomie par Homère, et dans lesquelles le dieu de l'Olympe ressemble à un mari grondé par une femme jalouse. La Clytemnestre de M. Colson, beaucoup mieux peinte que la Phèdre de Guérin, représente mademoiselle Raucourt en scène, et non pas le personnage donné par le sujet. L'artiste s'est appliqué à représenter les effets des paroles de la fille de Priam sur la mère d'Iphigénie; il a cherché à mettre l'ame de Clytemnestre sur la toile; vains efforts! il n'a pu saisir qu'une expression théâtrale au lieu d'une expression vraiment dramatique. Je ne demanderai pas plus de noblesse à l'Égyste, qui paraît le glaive à la main derrière un rideau qu'il soulève; je ne vois pas la nécessité de donner les proportions héroïques à un vil aḍultère prêt à devenir un assassin. Semblable à sa complice si bien peinte par Eschy le dans son Agamemnon,

Égiste est un lion, mais un lion sans courage,

un

monstre domestique, qui, après avoir souillé le lit conjugal, vient flatter et caresser le maître qu'il attend pour l'égorger. Du reste, il me semble que la présence de cet odieux personnage présent et voilé, indique bien la situation d'Agamemnon, sans cesse menacé par le poignard qui attend le moment de frapper.

C'est un rôle trop court peut-être et admirablement conçu, que celui de la Cassandre d'Euripide, mais pour l'éternel désespoir de la peinture. Ressuscitez Raphaël ou le Poussin, et demandez-leur comment ils pourront, avec tout leur génie, représenter le moment où la vierge, destinée à la couche adultère d'Agamemnon, s'écrie, dans un transport mystérieux et prophétique : « Donnez-moi ce flambeau, c'est le feu sacré; je le porte, je l'allume, je l'entretiens avec zèle. O Hymen! ô toi Hyménée! heureuse l'épouse, heureuse moi-même de m'unir dans Argos à un tel époux!..... Conduisez le chœur (Evan! Evoé!) comme au temps de la prospérité de mon père; et toi-même, ô Phébus! conduis ce chœur dans le bosquet de lauriers qui environne ton temple... » Et plus loin : « Ma mère, ornez ma tête victorieuse; réjouissez-vous de ce royal hyménée; livrez-moi vous-même; et si mes pas sont trop lents, poussez-moi avec violence. Ce n'est point ici Apollon; c'est le roi des Grecs qui s'unit à nous par ún hymen plus funeste que celui d'Hélène. Je lui donnerai la mort, je ravagerai sa maison, je le punirai de la mort de mes frères et de mon père. Je m'arrête ; je ne dirai pas la hache qui entrera dans ma gorge et dans celle de plusieurs autres; je tairai les combats parricides, la ruine de la famille d'Atrée! Je montrerai cette ville en cendres, plus heureuse que son barbare destruc

teur.» Voici la fin de la scène : « Adieu, couronnes d'un dieu chéri! Adieu, ornemens prophétiques! j'abandonne les fêtes qui faisaient autrefois mes délices..... ́ Où est le vaisseau du chef de l'armée, le vaisseau que je dois monter? tes voiles n'attendront pas long-temps le souffle des vents propices; pars, tu entraînes avec toi l'une des trois furies. Adieu ma mère; ne me pleure point. O ma chère patrie! ne me pleure point. Frères chéris, qui êtes dans le sein de la terre; et toi, Priam, auteur de ma naissance, vous me reverrez bientôt auprès de vous; mais je ne descendrai chez les morts que victorieuse, après avoir détruit la maison des Atrides qui ont fait périr Ilion. »

Voltaire félicite Racine quelque part d'avoir renoncé à l'ironie, comme peu digne de Melpomène, c'est une double erreur; Racine n'a point cessé de faire l'usage le plus heureux de l'ironie; et certes, le discours que je viens de citer, prouve assez qu'elle peut devenir profondément tragique. Beaucoup plus sobre dans l'usage de cette figure, la Cassandre d'Eschyle est plus sublime encore que celle d'Euripide. On y sent quelque chose de terrible, comme les inspirations du Dante, de dramatique comme cette image d'Homère, quand il représente aussi le dernier repas des amans de Pénélope : « Minerve, aliénant leur esprit, excite parmi eux un rire immodéré qui fait retentir tout le palais; mais ce rire était étranger sur leurs lèvres; le sang de la ́ chair des victimes coulait entre leurs dents; les yeux de ces hommes superbes se remplissaient de larmes involontaires, et le deuil, avant-coureur de la mort, régnait au fond de leurs ames. » A cet aspect, Théoclymène, instruit dans l'art des augures, s'écrie : • Ah! malheureux, quel changement soudain ! que vous

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