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est-il arrivé de funeste? un nuage sombre descend sur vous; j'entends des hurlemens, vos joues sont inondées de larmes; le sang ruisselle sur les murs et sur les colonnes; sous le portique, dans la cour du palais, des ombres qui, dans une nuit obscure, courent se précipiter au fond du sombre Érèbe; le soleil n'est plus, et de la demeure de Pluton se répandent encore d'affreuses ténèbres. » J'ai cité ce morceau, parce qu'il suffirait seul à montrer la différence du génie d'Euripide avec celui d'Eschyle, qui est bien plus un frère ou un fils d'Homère. Dans le premier de ces poëtes, les adieux de Cassandre à sa patrie respirent la tendresse et le deuil du cœur; dans le second, la victime n'a plus de larmes à répandre; elle est tout entière à la vengeance et à la mort. Au milieu de ses transports, de ses cris inarticulés, on l'entend dire une seule fois : « O noces de Pâris! fatales à tous les siens! ô Scamandre qui abreuvais ma patrie! tes rives ont vu croître et s'élever mon enfance; bientôt je vais rendre mes oracles sur les bords du Cocyte et de l'Acheron..... Étrangère, qu'ai-je à déplorer ici? J'ai vu la ruine d'Ilion; le sort de ses vainqueurs est un arrêt de la justice des dieux...

On me demandera pourquoi tous ces détails à propos du seul personnage de Cassandre; je répondrai sans peine à cette question. Il m'est démontré par beaucoup de choses, qu'en général, les peintres n’entretiennent point un commerce assez intime avec les poëtes et tous les grands écrivains, qui sont aussi des peintres. Ils négligent de recevoir, de nourrir, d'accroître, de graver en eux des impressions, qui se mêleraient ensuite au travail de leur pensée; de se former, en quelque sorte, d'après des tableaux

écrits, des images vivantes, des modèles qu'ils auront à représenter un jour. Quand le poëte ou le prosateur font agir et parler un personnage, quand ils représentent son air, son front, l'expression de sés regards, et jusques à celle de son silence, ils le voient et nous le montrent. Pourquoi les artistes n'auraient-ils pas la même faculté? Pourquoi, par exemple, leur mémoire et leur imagination ne parviendraient-elles pas à ressusciter le Tibère de Tacite, et leur pinceau à le reproduire? Si leur art a d'autres limites que l'art d'écrire, il a aussi d'autres moyens. On dira, et j'avoue moi-même que le pinceau ne saurait réunir toutes les circonstances que la plume de l'écrivain trace avec liberté ; mais il ne faut pas donner trop de latitude à cette réflexion. Si plus remplis, plus pénétrés des grands écrivains, les artistes contemplaient ensuite la figure humaine avec plus d'attention, ils se convaincraient que c'est l'observation et non pas la puissance qui leur manque. Interrogez le monde, et regardez comment les expressions des différentes passions se combinent sur une même figure et percent en même temps le voile qui les couvre toujours plus ou moins; car l'homme, quel qu'il soit, se compose toujours en présence de ses semblables. Il n'y a rien de si commun que la fausseté avec un air ouvert, la dissimulation avec la colère, la fougue des passions avec l'hypocrisie de mœurs, l'avarice avec le faste, la dureté avec l'affectation de la sensibilité, l'air caressant et doux avec un sourire perfide qui menace. Tacite et Molière avaient remarqué ces contrastes et les ont saisis; peintres, ayez leurs yeux et ne vous plaignez plus que les modèles vous manquent, quand ils vous

assiégent de toutes parts? Mais on travaille et l'on n'étudie pas; on brûle d'obtenir une réputation, et l'on ne veut pas la mériter en conscience. Il n'y a rien de plus sérieux, de plus exigeant, rien qui demande autant de constance que le talent. Pénétré de reconnaissance pour un si beau présent de la nature, l'homme qui l'a reçu a contracté l'obligation de le cultiver, de l'accroître avec un soin religieux. Il doit toute sa vie à son art, il doit l'aimer comme on aime son père, avec une sorte de respect, et ne pas le perdre de vue jusques dans ses plaisirs. Sur cet article, j'aurais beaucoup à dire ; je me contenterai d'avertir les artistes que le choix des plaisirs, surtout dans la jeunesse, est d'une grande importance pour l'avenir de leur réputation. Le talent doit habiter une sphère élevée; il ne faut pas l'habituer à vivre dans les régions inférieures; quand on l'y retient, il s'y accoutume et n'a plus ce besoin et cette force de s'élever vers le ciel, que Milton caractérise dans ce beau vers:

L'ange aspire à monter et résiste à descendre.

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Certes, je suis loin d'appliquer ces réflexions générales à quelque artiste en particulier, et bien moins encore à M. Colson qu'à tout autre. Ce peintre a je le sais, la folie de son art; mais au lieu de le tourmenter par de nouvelles critiques, j'ai voulu lui indiquer ce que l'on désire dans sa Cassandre, et la source où il pourrait puiser pour le lui donner. Mais quoique Raphaël soit parvenu à prêter de vives expressions à des visages vus de profil, il est constant que l'homme le plus habile aurait besoin du visage tout entier de la prêtresse d'Apollon pour nous montrer tout ce qui

se passe dans son ame. Je ne terminerai pas cet article sans dire que les draperies en général, et particulièrement celles de Cassandre, sont largement peintes, qu'il y a une intention heureuse dans l'Électre et l'Oreste; la fille d'Agamemnon n'explique que trop bien les paroles de la prêtresse; mais son frère, dans un âge si tendre, ne devrait pas avoir la même expression qu'elle. Il peut entendre, écouter même ; mais il ne doit pas avoir l'air de comprendre tout au plus pourrait-il montrer cette espèce d'effroi que les paroles menaçantes, l'acceni de la voix et le feu des regards impriment à l'enfance. J'aurais aimé qu'il se réfugiât dans le sein de sa chère Électre, qui lui sert de mère quand Clytemnestre l'oublie auprès d'Égiste.

Henri IV étendu mort sur son lit de mort (1), après le crime de Ravaillac, est une nouvelle preuve du défaut d'observation dans les peintres, et du peu de soin'" et de conscience qu'ils apportent à consulter des amis sincères et éclairés, avant de transformer leur exquisse en tableau. Dans celui-ci, j'ai compté environ douze figures qui se ressemblent comme les membres d'une famille partout le même type de figure, et ce type est commun. En outre, il y a une absence totale d'expression; pas une larme dans toute cette scène. Les attitudes sont roides et sans aucune grâce; la couleur m'a paru noire, terne et mate: on dirait que l'auteur a peint sur bois. Passons rapidement sur cette composition, qui est une erreur de l'artiste.

:

Je préfère de beaucoup la mort du duc de Berri, par M. Menjaud (2). Ce n'est point un chef-d'œuvre,

(1) No

(2) No 1208.

mais on y trouve de belles parties. La figure du prince annoblie par le pinceau, et peut-être par la mort, qui transforme souvent avant de défigurer, a une assez belle expression. Il y a du désordre et du désespoir dans madame la duchesse de Berri; Madame paraît stupide d'étonnement et de douleur; elle ne conçoit pas ce que ses yeux voient. Mais pourquoi M. Menjaud a-t-il mis tant de négligence dans cette figure de l'un des principaux personnages de la scène ? Le frère de la victime succombe à l'excès de son chagrin ; les entrailles de l'auguste père éprouvent un déchirement qui altère ses traits. Je n'aime pas du tout l'expression donnée à la figure du roi; c'est un modèle qui pose la douleur. Le peintre aurait dû se juger lui-même, et se corriger avant d'exposer sa composition aux regards du public. Attitude, dessin, expression, couleur, tout est à changer ici.

Les personnages accessoires, les autres princes, les ministres ressemblent beaucoup trop à des images coloriées sur papier et appliqués sur la toile; quelques-uns, notamment des prêtres, et des femmes qui sont sur la droite du tableau, ont du relief et de la saillie. Mais la couleur générale du tableau n'a ni éclat ni magie; on ne sent nulle part ici la main d'un maître. Dans quelques parties, on peut louer ce bien timide qui est le mieux du vulgaire, jamais ce mieux, noble but du génie, suivant la belle expression de Le Brun.

L'AMATEUR SANS PRÉTENTION.

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