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épreuve, mais à la seconde tu nommeras Gianettino. La vue de l'or décide encore le scélérat, il fait au bras de Fiesque une légère blessure; le cri au meurtre ! se fait entendre, et le Maure chargé de fers, traduit devant les magistrats, remplit fidèlement son rôle. Ce n'est dans Gênes qu'un signal d'imprécation et de rage; pour exciter encore plus les passions populaires, Fiesque paraît au milieu de la multitude, et découvre à ses yeux son bras ensanglanté. La foule, ivre de fureur, se précipite sur ses pas. C'est à qui recueillera une goutte du sang qui tombe de sa blessure, la soif de la vengeance dévore tous les cœurs.

De son côté Gianettino, effrayé des révélations du Maure, prend la résolution d'exterminer tous ses ennemis; il dresse une liste de douze sénateurs qui doivent être égorgés; il l'envoie au chef des troupes allemandes qui campent autour de la ville, lui or donne d'y entrer à la faveur des ténèbres et de faire main-basse sur toutes les victimes qu'il a proscrites. Ainsi la même nuit est marquée par les deux partis pour faire éclater leur vengeance. Mais Fiesque qui, au moyen de ses nombreux agens, et surtout du bandit qu'il a pris à sa solde, entretient partout des intelligences, qui surveille en même temps les palais de la grandeur et les repaires du crime, parvient à se rendre maître du message que Gianettino adressait au chef des étrangers; la liste même de proscription est entre ses mains, et armé de cette pièce terrible, il ne lui manque plus rien pour enflammer le courage d'hommes qui sont désormais placés entre le triomphe et la mort. Dans les instructions qu'il avait données au Maure, il lui avait surtout recommandé de visiter les maisons suspectes. « Attache-toi

» aux courtisanes, lui avait-il dit, les secrets du » cabinet se cachent souvent dans les plis d'un co> tillon. » C'est le Maure qui a saisi la liste des victimes dans une maison de prostitution que fréquentait le comte Lomellino, confident du neveu du doge; une fille de joie s'en est emparée et l'a livrée en échange de l'or qu'on a fait briller à ses yeux. Il est probable que la conspiration espagnole de Cellamar, que le cardinal Dubois découvrit sous la régence, par un semblable moyen, a fourni àSchiller cet étrange ressort dramatique.

Les secours du brigand africain sont désormais inutiles à Fiesque; il le paie à force de séquins et lui commande de quitter l'Italie; mais le scélérat, prévoyant que la politique de Fiesque aura besoin de son silence, et ne doutant pas qu'il ne s'assure de sa discrétion par le poignard d'un autre brigand, se décide à aller révéler au vieux doge tout le secret de la conspiration qui doit éclater dans la nuit prochaine.

Cependant Fiesque a ordonné dans son palais les préparatifs d'une fête splendide; des jeux, des spectacles, des plaisirs de tout genre y seront offerts à tout ce que Gênes renferme de plus distingué; mais cette soirée est le rendez-vous des chefs de la conjuration, et sous les habits magnifiques qui les couvrent, les nobles Génois ont caché des armes. Gianetto ne doute plus de la facilité avec laquelle il immolera ses ennemis plongés dans les délices d'une fête voluptueuse; en vain on l'avertit qu'on a vu roder des soldats et des hommes de mauvaise mine dans les différens quartiers de la ville; il se persuade que ces aventuriers rassemblés par Fiesque sont les Allemands venus d'après son message.

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Les conjurés n'attendent plus que le signal pour agir; c'est un coup de canon qui doit se faire entendre: mais soudain un d'eux, glacé d'effroi, annonce que tout est perdu. L'infâme Africain a révélé au vieux doge le secret de la conspiration. A ces mots, la terreur se peint sur tous les visages; Verrina lui-même prie ses amis de lui donner la mort pour ne pas la recevoir de la main des bourreaux. Chacun ne songe plus qu'à as surer son salut par la fuite, quand Fiesque, avec un admirable sang-froid, leur reproche amèrement leur peu de courage. C'est moi, leur dit-il, qui avais imaginé cette fausse confidence pour vous mettre à l'épreuve; mais à l'instant même les soldats paraissent : ils amènent le Maure enchaîné, que le doge octogénaire abandonne à la discrétion de Fiesque; et par un billet de sa main, il lui mande qu'il ne peut croire à sa déloyauté, et qu'il dormira sans gardes.

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Ému par tant de grandeur d'ame, Fiesque hésite, le glaive va tomber de ses mains, mais le signal a retenti, le canon tire, il vole au combat. Sa première pensée est pour le vieillard, auquel il doit la vie. Ik court à son palais, l'avertir du danger qui le menace, le place sur un rapide coursier et sauve les jours de celui qui vient d'épargner les siens. Cependant de toutes parts on est aux prises. Gianetto est tombé sous les coups de l'amant de Berte; tous les postes sont enlevés; l'arsenal, le port, les vaisseaux sont entre les mains des conjurés, le nom de Fiesque retentit de toute part, et le peuple le salue du nom de roi. Durant cette nuit sanglante, la tremblante Léonore, inquiète du sort de son époux, parcourt ce théâtre de deuil et de carnage. Pour se mettre à l'abri des insultes, elle se couvre du manteau d'un guerrier

mort qu'elle ramasse au milieu des ténèbres! C'est celui de Gianetto; elle court à Fiesque qui, ignorant encore que son ennemi a perdu la vie, plonge le poignard dans le sein de son épouse.

Son désespoir éclate en plaintes déchirantes. Il est prêt à tourner contre lui le fer dont il a percé celle qu'il aime, quand le peuple vient placer la couronne sur sa tête. Porté par les flots de la multitude jusque sur les vaisseaux où retentissent les cris de joie des matelots, il rencontre l'austère Verrina. Le fier républicain lui rappelle ses sermens, il invoque la liberté, les lois et le doux nom de la patrie; il presse, il conjure le vainqueur, il ne s'est jamais prosterné devant un homme, il se jette aux pieds de Fiesque, il les embrasse, il les arrose de ses larmes. Mais rien ne saurait ébranler sa résolution, il parle en roi, et Verrina renfermant en lui-même le sentiment qui l'agite, feint de se soumettre à un nouveau maître. « Doge de Gênes, lui dit-il, sur les vaisseaux du tyran d'hier sont, à ce que j'ai appris, une foule de malheureux qui expient, à coups de rame, leur la liberté. Un bon prince ouvre son règne la clémence : voudras-tu briser leurs fers! bien répond Fiesque, que ce soit là le début de ma tyrannie.

amour pour

par

Eh

En disant ces mots il s'approche d'une planche qui conduit à une galère, et Verrina qui le suit le précipite dans les flots.

Telle est l'analyse assez fidèle de la tragédie de Schiller; elle étincele de beautés sublimes qui sont malheureusement ternies par de révoltantes trivialités; M. Ancelot, en homme d'esprit et de goût, s'est emparé, autant qu'il l'a pu, des unes et a courageuse

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ment rejeté les autres. Je pense néanmoins qu'il aurait pu profiter davantage des combinaisons hardies de son modèle, et se préserver encore plus heureusement de ses défauts.

Ce sera l'odjet de ma première lettre, où je me plairai à rendre le plus éclatant hommage à la pureté de son style et à l'élévation soutenue de sa poésie. Sa tragédie, qui vient d'être imprimée, m'offrira amplement de quoi justifier les éloges que je me plais d'avance à lui donner.

Je suis, etc.

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