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geux et malfaisant; quelques arpens d'une terre stérile, de nombreux étangs, composèrent cet état monacal, cultivé par les mains de ses propres membres. La prière et le travail partagèrent les journées. Un éternel silence régna sur ces marais déserts, où l'on ne vit plus que quelques solitaires, haves et décharnés, errant comme des fantômes, ou bêchant silencieusement la terre. Rancé, qui travaillait avec eux, leur servait de souverain absolu. L'obéissance est moins entière en Turquie. Le premier principe que Rancé imposa aux trappistes, fut le danger de la science. Rancé, qui unissait à une éducation soignée le talent d'écrire, était jaloux de sa supériorité intellectuelle; il voulait avoir de l'esprit tout seul; tandis que ses moines, morts au siècle, ne pouvant même lire la Bible, étaient condamnés à rompre éternellement avec leurs parens et leurs amis; tandis que l'abbé punissait rigoureusement le moindre regard profane jeté sur le monde, lui-même ne restait étranger à aucuns des événemens qui agitaient Paris. Il prenait part à toutes les controverses; du sein de sa Thébaïde sa voix venait s'unir à celle des persécuteurs d'Arnauld; l'orgueilleux solitaire écrivait contre Fénélon, et les vanités de l'amour-propre d'auteur avaient encore accès dans ce corps débile, épuisé par l'abstinence et brisé par les austérités.

C'est peu le réformateur de la Trappe gardait un souvenir à l'amour. Le vieux Rancé n'oublia jamais le jeune amant de Montbazon. La tête de cette maîtresse adorée était conservée précieusement dans sa cellule, et ses prières s'adressaient moins à Dieu qu'à cette relique profane d'un immortel amour.

Tel fut l'abbé de Rancé; tel était le régime de l'ab

baye de la Trappe, dout M. L. D. B. a fidèlement tracé l'histoire. En France, chez une nation avide de nouveautés, aussi prompte à recueillir les impressions du deuil que celles de la joie, la réformation de la Trappe devait captiver tous les regards. Peu d'enthousiastes eussent consenti à se condamner au long supplice imposé par Rancé, mais il devint à la mode d'être trappiste pour quelques heures. Les pélerinages se multiplierent; l'ambitieux grand seigneur, l'abbé libertin, le robin courtisan, une foule de galantes duchesses vinrent rendre visite à la Trappe. Quelques dévots s'y rendirent par piété ; le plus grand nombre de visiteurs y vint par ton; plus d'une imagination vive se crut de la vocation pour la vie monastique : quelques-unes se crurent averties par un revers. On sait que l'ingénieux Lamotte éprouva tant de chagrin de la chute d'une tragédie, qu'il forma le projet de se faire trappiste. Nos poëtes actuels ont moins de sensibilité. Celle de Lamotte ne fut pas au reste de longue durée. L'abbé de la Trappe doutant de la sincérité d'une vocation née dans les coulisses au bruit des sifflets, persuada au jeune poëte de renoncer à son dessein. Lamotte le crut, revint à Paris, fit une autre pièce qui obtint up succès complet, et n'envia plus le sort des reclus de la Trappe.

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L'amour malheureux a fait beaucoup de solitaires. Parny, dans sa jeunesse, voulut se faire trapiste ; il gémissait probablement alors sur l'abandon d'une infidèle. Larive, âgé seulement de 9 ans, éprouva tant de chagrin d'une réprimande paternelle, qu'il s'échappa et courut chez les moines de Sept-Fonts. On le reçut bien, et celui qui fut célèbre acteur tragique

aurait peut-être joué un rôle obscur sur une scène moins éclatante, si un incident qu'il raconte dans ses Mémoires n'était venu lui ouvrir les yeux. « J'observais, dit-il, les religieux avec un saint respect, quand tout-à-coup mon œil fut détourné par l'action de l'un d'entre eux qui, en marchant, les yeux baissés, derrière un autre, avança sa bêche de maniere à lui accrocher le pied. Le religieux frappé se retourna sans rien dire, et regarda son voisin que je vis rire de tout son cœur, en se cachant sous son capuchon. Cette nouvelle sensation fit évanouir mon respect irréfléchi. »

L'auteur de l'Histoire de l'Abbaye de la Trappe n'a rien négligé pour instruire le lecteur de tout ce qui peut éclairer son sujet. Ses recherches quelquefois minutieuses sont toujours intéressantes. On remarquera particulièrement le récit de la vie de plusieurs trappistes célèbres. Cette biographie attache par la variété singulière des mortifications que s'imposaient ces victimes de la crédulité. On est à la fois intéressé et affligé, en voyant les expédiens divers et multipliés qu'inventaient ces malheureux pour accroître leurs souffrances, pour torturer leur corps. Ils étaient pénétrés de cette singulière maxime de saint Bernard: Ordo noster, abjectio est, "notre ordre n'est qu'abjection; " et de cette autre maxime de l'abbé de Clairvaux: Omni vilitate, et extremitate contentus sit monachus ; « un moine doit se soumettre avec joie à tout ce qu'il y a de plus vil. C'est d'après ce principe que le trappiste Joseph Bernier voulait qu'après sa mort son corps fűt jeté à la voirie.

Lorsqu'en 1789 il fut question de supprimer les vœux monastiques, quelques membres de l'assemblée cons

tituante sollicitèrent une exception en faveur de l'abbaye de la Trappe. On représenta qu'il était dans la vocation prononcée de quelques hommes de fuir la société; que parfois des circonstances véritablement affreuses et terribles, plongeant le cœur de l'homme dans le désespoir, brisant tous ses liens, toutes ses affections, pouvaient le rendre inhabile à supporter les chaînes sociales, et lui rendre nécessaire un inviolable et solitaire refuge. Mais ces observations disparurent devant la nécessité d'abolir des institutions contre nature; les hommes religieux eux-mêmes ne s'opposèrent plus à l'abolition de la vie monastique qui, à la Trappe surtout, n'est qu'un long suicide. La Trappe fut donc détruite. On offrit la liberté aux esclaves auxquels elle servait depuis si long-temps de prison. Mais telle est la puissance de l'habitude, un seul trappiste consentit à revoir le monde et sa famille. Les autres préférèrent leur servitude sacrée ; ils quittèrent leur retraite les yeux en pleurs, avec les regrets d'un citoyen qui s'exile de sa patrie; ils exhumèrent les ossemens de leur fondateur; et chargés de ce précieux fardeau, secouant la poussière de leurs pieds, ils allèrent demander à l'étranger une Trappe et des mortifications nouvelles.

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Chose étrange et éternellement digne des méditations du philosophe! Les trappistes ont imité les républicains antiques; ils sont sortis de leur asile chargés des ossemens de leurs pères.

La Trappe, supprimée en France pendant vingt-cinq ans, a reparu avec la restauration. Comment ce réta– blissement d'une institution oubliée sera-t-il jugé par l'avenir? Les jeûnes et les disciplines, les cilices et les

austérités n'ont-ils pas quelque chose d'incompatible avec les lumières du dix-neuvième siècle? Sous un système de gouvernement qui appelle tous les membres du corps social à concourir à un but commun, n'est-ce pas faire un vol à la société que d'autoriser l'isolement et l'inaction absolue de quelques citoyens! La mort politique, volontairement acceptée, est-elle plus innocente que la mort naturelle volontairement reçue? Laissons le lecteur résoudre de pareilles questions. Observons seulement que, de tous les établissemens monastiques, celui de la Trappe offre le moins de dangers, parce que ses rigueurs le préservent d'être contagieux; s'il faut pardonner à quelqu'un de ces établissemens contre nature, pardonnons aux trappistes, déplorables insensés qui ne font de mal qu'à eux-mêmes, et qui n'ont pas, comme dans un pays voisin, le droit de prendre part aux guerres civiles, et de promener la croix d'un Dieu de paix dans le champ du carnage. Plaignons les trappistes français, et répétons avec l'Évangile, où l'on chercherait vainement la justification de la vie monastique: Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.

LÉON THIESSÉ.

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