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infernal? Ce personnage eût été neuf et vrai au théâtre; je regrette qu'on ait manqué l'occasion de l'offrir à la vindicte publique.

En voyant cette foule de gens inonder la demeure de Fiesque, il n'est pas un spectateur français qui ne s'étonne de sa légèreté et de son indiscrétion. On serait presque tenté de lui crier : Prenez garde à vous! La science de la police a fait des progrès qui rendent la situation trop invraisemblable. Schiller n'a pas commis la même faute; il ne fait parler Fiesque à la multitude que par apologue, et il a le secret de le populariser sans le compromettre.

En général, le héros de M. Ancelot parle beaucoup trop, même lorsqu'il veut se mieux cacher. Il est, par exemple, beaucoup plus réservé avec Verrina et avec les sénateurs qu'avec le peuple de Gênes. Quand ils peignent avec chaleur l'état d'oppression et d'avilissement où est tombée la patrie, Fiesque ne leur répond que par une satire amère de la liberté et par une peinture effrayante de tous les fléaux que l'anarchie entraîne avec elle; il accepte, dit-il, un tyran pour n'en pas avoir mille. Cette tirade est pleine de mouvement; c'est un morceau bien écrit et auquel on voit que l'auteur a mis tous ses soins : mais c'est M. Ancelot qui parle, ce n'est pas Fiesque. En supposant qu'il ne veuille pas livrer son secret à des hommes trop irrités pour être prudens, il peut gémir d'un état de choses qu'il n'est désormais plus possible d'empêcher, l'attribuer à la corruption des grands, à l'avilissement du peuple, et feindre de se résigner à une tyrannie qu'il déteste, mais dont il est convaincu qu'il faut savoir supporter le joug.

En parlant de la sorte, il humiliait les amours-pro

pres, il réveillait les ressentimens, il excitait les courages; mais comment croire qu'il va se déclarer ami du pouvoir absolu en face de républicains dont il a besoin pour parvenir à son but; qu'il éveillera contre lui les soupçons, quand tous ses efforts doivent tendre à inspirer la confiance?

Un véritable chef de conjurés caresse tous les mécontentemens, flatte toutes les vanités, ménage toutes les opinions; il grossit ses rangs de tout ce qui se plaint, de tout ce qui souffre et de tout ce qui espère. Il est démagogue avec la multitude, oligarque avec la noblesse, religieux avec la théocratie, républicain avec les amis de la république. Il a pour auxiliaires les passions les plus opposées, les intérêts les plus divers, il les fait concourir à ses desseins; ce n'est que lorsqu'ils sont accomplis qu'il domine ses complices s'il est assez fort pour les maîtriser, s'il a eu l'art de les compromettre assez pour que son pouvoir soit indispensable à leur sûreté.

Si M. Ancelot avait fait ces réflexions que l'étude de l'histoire et la connaissance des hommes devaient lui inspirer, il ne serait pas tombé dans une de ces fautes brillantes que les applaudissemens des loges et la faveur des salons ne sauraient excuser.

L'auteur dramatique, digne desa haute mission, voit au-delà des succès de cotterie et des éloges de feuilleton; il écrit pour tous les siècles, et abandonne la circonstance fugitive aux hommes médiocres qui n'écrivent que pour la passion, ou plutôt pour la pension du moment.!

Vous vous rappelez, d'après l'analyse de la tragédie de Schiller, que Doria averti de la conspiration par le Maure, livre ce misérable à Fiesque, et qu'il adresse à une lettre pleine de noblesse et de dignité.

Dans la tragédie de M. Ancelot, c'est le doge qui vient se livrer lui-même au chef des conjurés. La situation est belle, mais elle est encore plus romanesque que théâtrale; un vieux politique comme Doria n'a pas cette générosité de jeune homme qui va se mettre entre les mains de son ennemi pour le ramener au devoir et à la vertu.

Voilà bien des critiques, en voilà peut-être beaucoup trop; mais l'ouvrage de M. Ancelot en est digne; il peut supporter l'examen le plus sévère, et les beautés du premier ordre dont il est rempli couvrent de leur éclat les défauts que ma conscience et mon estime pour son talent me faisaient un devoir de lui faire remarquer. Il est dans sa tragédie un caractère tracé avec énergie; la touche en est ferme et sévère, c'est celui du sénateur Verrina, et l'auteur français ne doit qu'à lui cette belle création. Dans Schiller, c'est un personnage plus chagrin qu'austère, plus mécontent que convaincu; lorsqu'il a précipité Fiesque dans les flots, il s'écrie à l'aspect des troupes du doge victorieux : « Je passe dans le partide Doria!» Des exemples fameux nous apprennent que cette défection honteuse n'est souvent que trop vraie; mais le Verrina de M. Ancelot n'est pas conçu de manière que cette lâcheté puisse paraître naturelle. C'est un républicain animé d'un sentiment profond, et qui a fait dès long-temps le sacrifice de sa vie. Un des conjurés; voyant arriver les vainqueurs, lui dit :

Aux pieds de Doria tu les vois tous courir.

Verrina tire son épée, et s'écrie ;

Eh bien! à mes côtés, rangez-vous pour mourir.

L'impression de la pièce de M. Ancelot n'a fait que confirmer le brillant succès de style qu'elle avait obtenu à la représentation; il est constamment élevé, et d'une élégance soutenue; seulement on y remarque quelquefois un peu trop de prétention, et un abus du genre descriptif, qui ne convient point à la sévérité de la tragédie; mais ce sont des taches extrêmement légères qu'un instant peut effacer, et qui disparaissent d'ailleurs sous des beautés que le temps respectera.

Je suis, etc.

***.

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LE CORPS ET L'AME.

(Discours en vers, à l'occasion du livre intitulé: Dep

TRINE DES RAPPORTS DU PHYSIQUE ET DU MORAL DE L'HOMME

par M. BÉRARD, médecin de Montpellier (1). Lu à l'Académie française, dans la séance extraordinaire du mardi 2 décembre 1823, sous ce titre : EXTRAIT NOUveau d'un VIEUX PROCÈS.)

TIMBRE

SEINE

QUE vais-je faire? un conte? une satire? une ode?
Une épître?... ah! vraiment, il serait trop commode
Qu'on sût d'avance au juste, et comment, et jusqu'où
Pégase peut aller, la bride sur le cou.

Voyons, amis !'j'abrège une fameuse cause...
Et peut-être avez-vous intérêt à la chose.

Entre le corps et l'ame existe un grand procès,
Qui se plaide toujours et ne finit jamais (2).
Leur commerce forcé mal aisément s'explique;
L'accord en est secret, lá discorde publique;
Et, si de leurs griefs on relève un précis
Le fait sera douteux, et le droit indécis.

(1) Un vol. in-8°. Paris, Gabon, 1823.

(2) Nos anciens poètes ont traité ce sujet à la manière de leur temps. On cite le Débat du corps et de l'ame, à la suite de la Grant-Danse Macabre, poëme singulier du quatorzième siècle qu'on a cru de Michel Marot; mais je n'en connais que le titre, et n'en ai pu rien emprunter.

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