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dantes, recouvertes d'une peau qui ressemble assez à celle du rhinocéros. Tous ses traits à peine dégrossis portent cependant l'empreinte de l'intelligence, et semblent, à défaut de ses yeux, être éclairés par le reflet d'une bonne conscience. Le voilà debout: il bat la mesure du pied droit, et son pied gauche sert d'oreiller à son chien caniche, couché fraternellement entre ses jambes. A l'aisance des mouvemens de ce vulgaire Bélisaire, à l'hilarité de ses réflexions, on s'aperçoit qu'il ne craint rien de la révolution des empires. Quoi qu'il arrive, on ne le forcera pas d'abdiquer cette borne, qui lui sert de trône au besoin. J'admirai l'attention délicate du chien, qui a choisi la station de son maître près d'une boutique dont le mur est lisse et abrité par un petit auvent qui les garantit tous les deux de la pluie. Jacquelin dissipe insensiblement ma migraine par ses joyeux et spirituels couplets. Spirituels vous plaisantez un aveugle des rues! Puisque l'esprit est exilé des salons, ne faut-il pas qu'il se réfugie quelque part? Non-seulement il y a de la finesse, mais de la correction, mais de l'élégance dans les vers, qu'il embellit encore par la manière dont il les chante; en voulez-vous un exemple tiré de la chanson intitulée Je n' comptais pas làdessus

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vi

Puis, je devins auteur comme tant d'autres ;
Je n' comptais par là-dessus.

N'est-ce pas extrêmement plaisant d'entendre Jacquelin, aveugle des Quinze-Vingts, chanter: Puis je devins auteur comme tant d'autres, comme MM. de la rue Cherche-Midi, quartier général des romantiques; mais il fait beaucoup d'honneur à ces poëtes hétéroclites en se comparant à eux; il n'y a pas de chevilles dans ses vers, et il n'y a que des chevilles dans les leurs. Ne croyez pas que j'aie choisi le meilleur couplet; en voici un autre :

J'ai de chagrin fait une maladie,
J'étais au lit; et dans mon désespoir,
Pour en finir voulant quitter la vie,
Je désirais qu'un docteur vînt me voir.
Quoiqu'il me fît mainte et mainte visite,
Malgré ses soins bientôt je m'aperçus
Que ma santé revenait assez vite;
Je n' comptais pas là-dessus.

Jacquelin se rit de la Faculté, et à en juger par son air d'indépendance philosophique, je parierais qu'il nargue tous les autres charlatans. Il faut que je lui rende une visite, je pense que l'on doit s'éclairer dans la société de cet aveugle; ce serait politesse pour politesse. Lorsque je lui ai demandé le recueil de ses chansons, il m'a remercié en termes choisis et obséquieux, il a vu, car sentir c'est voir, que je n'étais pas aussi trivial que le reste de son auditoire. Dans moins d'une demi-heure, Jacquelin a fait une bonne petite recette. Je ne serais pas étonné qu'il gagnât souvent de quinze à vingt francs par jour; c'est quatre fois autant qu'un commis de bureau et Jacquelin est indépen

dant au physique et au moral, et il cultive les muses! Quinze francs! dira-t-on, c'est beaucoup; sachez qu'il n'y a pas de petits gains à Paris lorsqu'ils sont prélevés sur l'esprit du peuple.

Mais dans les rues de cette capitale tout ne sourit pas au regard et à la pensée : n'est-ce pas une chose bien affligéante pour l'humanité d'y rencontrer tant d'individus :

D'un cadavre vivant traînant le reste affreux.

Ce spectacle est-il sans inconvénient pour les femmes enceintes, et ne pourrait-on pas y trouver une des causes éloignées de la dégénération de notre espèce? C'est une idée comme une autre que j'abandonne à l'examen des physiologistes.

A une époque où chacun admire les résultats de notre belle civilisation, n'est-il pas convenable d'élever la voix pour signaler quelques légères traces de barbarie échappées aux regards vigilans des améliorateurs? Toutefois ce n'est qu'avec la plus grande défiance que je me permets ces observations; il pourrait bien se faire que ce qui me semble digne de blâme fût au contraire digne d'éloges. Airsi les poésies des immortels des bonnes lettres paraissent inintelligibles; mais si vous en interrogez les auteurs, ils vous apprennent que leurs vers cachent de grandes beautés, et que c'est tant pis pour vous si vous ne les appréciez pas. Soyez OEdipe, yous ne vous plaindrez plus des énigmes. Un cerf, accompagné d'un cul-de-jatte, se fait remarquer dans les rues et dans les carrefours; ce tableau vous déplaît, vous en détournez les yeux; soyez

observateur, et vous y trouverez plus d'un genre d'intérêt. Ne serait-ce pas une leçon de morale indirecte que vous donne la police? car la police est essentiellement morale, comme chacun sait.

Tâchons, lecteur, d'en pénétrer le sens : L'homme est un animal plus orgueilleux encore que raisonnable; il est plein de respect pour son importance; il croit la voie lactée créée pour réjouir sa vue. Il est donc utile de lui mettre sous les yeux, et le degré d'abaissement auquel il peut descendre, et la triste figure qu'il fait souvent au milieu des autres animaux de la création, lesquels sont trop souvent l'objet de ses mépris Voyez ce cerf à côté de ce cul-de-jatte; lequel des deux vous semble l'animal privilégié ? Le cerf a quatre jambes, l'homme n'en a pas une seule, et il est obligé de marcher sur les mains; comme l'hôte des bois semble compatir au malheur de l'hôte des villes ! Il le considère avec tendresse ; souvent il abaisse les rameaux de son front jusqu'à l'homme, dont il frotte fraternellement les épaules. Chose non indigne de remarque dès que nous devenons malheureux, les autres animaux nous traitent en frères; sommes-nous heureux, nous les traitons tous en ennemiş. Donnez des jambes à ce cul-de-jatte, il va poursuivre dans les bois, et, sans égard pour ses larmes, mettre à mort le cerf, aujourd'hui son consolateur et son gagne-pain car c'est le plus souvent en considération de l'animal à quatre pates, que l'on soulage l'animal sans pieds.

Ces deux individus font encore une fable en action de notre La Fontaine : l'animal disgracié par la nature,

c'est l'homme que je veux dire, a un certain air d'hilarité, il rappelle ces vers de notre fabuliste :

Qu'on me rende impotent,

Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez,
je suis plus que content.

Autrefois mon cul-de-jatte chantait des airs patriotiques, le Retour du soldat captif en Sibérie, etc; aujourd'hui, il fait retentir les airs de cantiques pieux.

On est si familiarisé à Paris avec la vue des malheurs de la condition humaine, qu'il se fait, pour ainsi dire, à cet égard, un calus dans les cœurs. Plus l'aggrégation populaire est nombreuse, plus l'individu s'isole de l'espèce. Ses yeux glissent sur l'infirmité, l'indigence, les mutilations de ses semblables: il ne peut secourir tout le monde, il ne secourt personne; veuton se faire une idée du degré où peut être portée l'insouciance de l'homme pour ses semblables, que l'on considère un malheureux qui tombe évanoui ou frappé d'apoplexie au coin d'une borne, cinq cents personnes réunies en cercle autour de lui se feront un spectacle de ses convulsions. Des gens aisés, des gens à robes noires passeront sans le secourir; il restera plusieurs heures couché dans la fange, jusqu'à ce qu'enfin un porte-faix ou un ouvrier le relève et le traite comme son prochain.

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Les voitures semblent souvent se faire un plaisir d'éclabousser les piétons; et les cabriolets crient gare, après avoir passé sur le corps d'un enfant ou d'un vieillard.

Cette grande image de la mort qui partout fait tres

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