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SALON DE 1824.

CINQUIÈME ARTICLE.

Les anciens ne connaissaient point cette grande fête des morts, qu'on pourrait appeler la fête de l'humanitě, tribut religieux et tendre de vénération et de regrets payé sur le déclin de chaque année, par le christianisme, à tous les êtres pensans qui ont subi de siècle en siècle, de jour en jour, l'inexorable loi du trépas. Mais peut-être devons-nous une si belle institution aux exemples que les Egyptiens et les deux peuples, leurs élèves et nos maîtres, nous ont transmis dans la solennité de leurs funérailles, dans les monumens de leur pieuse douleur. Entre ces exemples, je n'en connais pas de plus. touchans que les derniers honneurs rendus par les armées grecques et romaines, aux victimes de l'impitoyable Mars. C'est là surtout que Virgile égale et surpasse la profonde sensibilité d'Euripide, sans jamais profaner le deuil du cœur par des déclamations ambitieuses. Cuvrons le onzième livre de l'Énéide: après un combat terrible, entre les Rutules et les Troyens, Enée, vainqueur plein de pitié pour le jeune Lausus, et peut-être pour le vieux Mézence, revient au cercueil de Pallas, immolé par Turnus; il offre à la noble victime un hommage digne d'elle, des adieux d'homme, de père et de guer

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rier. C'est alors que le poëte nous expose la scène dont voici quelques traits :

Après avoir pleuré sur ce trépas funeste,
Le héros pour porter ce déplorable reste,
Choisit mille guerriers dont les nobles douleurs
Aux larmés de son père iront mêler leurs pleurs ;
Faible soulagement d'une perte si grande !
Mais l'amitié le veut, la pitié le commande (1).
De la pompe funèbre on hâte les travaux,
Et le lierre et l'ošier enlacant leurs rameaux,
Du flexible cercueil forment l'architecture;
Alentour se déploie un voile de verdure.
Là, pâle, de sanglots, de pleurs environné,
Repose sur un lit le jeune infortuné :
Ainsi de nos bosquets la rose matinale
Que cueille avant l'aurore une main vírginale
Pour en parer son sein et ceindre ses cheveux,
D'un reste de beauté brille encore à nos yeux;
Mais du sol maternel une fois séparée,

La feuille se flétrit et meurt décolorée.

Dans le reste de la description, nous voyons le triste cortége, au milieu duquel on remarque le gouverneur du jeune prince qui déchire son visage et meurtrit sa poitrine.

Après lui s'avançait, dans sa pompe guerrière,
Du malheureux Pallas le char ensanglanté :

Puis le fidèle Ethon, son coursier indompté,

(1) Le texte dit :

Solatia luctus

Exigua ingentis, misero sed debita patri.

Faibles soulagemens d'une douleur si grande, mais dus à un

malheureux père.

Oubliant son orgueil, sa parure et les armes,
Marchait les crins pendans et l'œil gonflé de larmes.

A ce tableau touchant succède la peinture déchirante de la douleur d'Évandre, au moment où les cris des femmes et des mères lui révèlent un malheur trop bien pressenti par le cœur paternel, et l'appellent au cercueil de son fils. Virgile est un digne interprète du désespoir de ce malheureux père; mais comment accroître encore la pitié, après l'avoir portée à un si haut degré? La difficulté paraît d'autant plus grande, que le cœur ne se prend pas à un malheur général comme à un malheur particulier; on versera plus de larmes sur un guerrier illustre et distingué des autres jusques après le trépas, que sur une multitude.confondue par le glaive et entassée au hasard. Puissant par les émotions qui viennent de l'ame, Virgile n'a pas eu besoin de nous montrer toutes les horreurs du carnage; saraison a voulu au contraire nous épargner le spectacle des formes variées de la mort, qu'un champ de bataille étale aux regards; le poëte se contente de peindre, par de vives images, la piété des Toscans et des Troyens envers leurs amis, et termine le tableau de la douleur guerrière par ces réflexions mélancoliques :

« Après avoir immolé des victimes sur les bûchers, ils regardent brûler sur ce vaste rivage leurs malheureux compagnons, et gardent leurs débris à demi-consumés; rien ne peut les arracher. de ce douloureux devoir jusqu'à ce que la nuit humide ait changé la face du ciel et fait briller dans l'ombre la lumière étincelante des étoiles. >>

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Monsieur Abel de Pujol eût bien fait de méditer ces différentes scenes de deuil, et plus encore, le

tableau de Tacite, pour y puiser des inspirations; mais ce qui pouvait être facile peut-être pour le poëte et l'historien, maîtres de disposer de toutes les richesses du sujet, présentait de grandes difficultés au peintre. En effet, quel drame à représenter que Germanicus et son armée (1) qui viennent visiter le théâtre de la ruine d'une armée de leur nation, et pleurer de douleur et d'effroi sur un monceau d'ossemens désunis par la destruction, dans lesquels on ne trouverait pas même quelque débri qui conservât la forme humaine! Raphaël eût peut-être reculé devant une telle entreprise; elle aurait demandé l'ame du Poussin et la vigueur du hardi Michel-Ange. Essayons de chercher comment un grand artiste concevrait la composition du tableau.

Le lieu de la scène serait une forêt couverte du voile d'une religieuse horreur, ou un vallon dominé par un sombre amphithéâtre couronné de vieux arbres noircis par le temps, entre lesquels quelques-uns au front aride et nu paraîtraient mutilés par la foudre. Un instinct de nature, mêlé à la profonde connaissance de l'art et du rapport de ses effets avec les affections de l'ame, révéleraient d'abord au peintre que la lumière et la couleur doivent jouer ici le plus grand rôle. En effet, il y a des sujets où réunies à la puissance du pinceau, elles font presque tout un tableau, parce qu'elles ajou tent quelque chose qu'on ne peut définir aux expressions touchantes ou terribles des physionomies, et attirent l'attention, par une espèce de magie et d'illusion. Ici s'élève une réflexion qu'il ne faut point éluder. Comment donner de l'unité à la composition tentée

(1) No 1.

par M. Abel de Pujol? Dans son tableau ce ne sont point Germanicus et quelques officiers, c'est toute une armée de citoyens accupés à pleurer et prête à ensevelir des soldats romains trahis par la fortune, immolés par des barbares, et abandonnés à la faim des oiseaux de carnage, ou à celle d'un monstre qu'on appelle le temps, monstre insatiable qui ne laisse pas plus de vestiges de faibles restes de l'homme que des immenses débris des cités qu'il dévore également. La difficulté paraît insoluble; le génie, ce grand magicien qui trompe et qui impose, le génie à qui tout est permis, parce qu'il fait jaillir des beautés sublimes de la faute qu'il commet de dessein prémédité, le génie pourrait seul nous faire illusion en réunissant pour ainsi dire toutes les douleurs de l'armée sur la figure de Germanicus leur interprète, et sur celles de quelques vieux tribuns militaires, de quelques autres officiers groupés autour du général. A cette première scène s'attacheraient les regards, les voeux, les larmes, les prières de tous, sans nuire à l'intérêt que pourraient exciter quelques scènes particulières placées sur d'autres plans.

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Est-ce là ce que nous donne M. Abel de Pujol? non sans doute. Au lieu de réunir toutes les forces de son les ex

talent pour attirer et retenir nos regards par pressions d'une douleur profonde et variée, il prête à son Germanicus l'attitude et la figure d'une vestale qui se compose un air triste pour une cérémonie fuñèbre. Auprès du général paraissent deux personnages insignifians; la figure, toute la personne de l'un sont glacées; celle de l'autre est froide et commune. Il y a une bonne intention dans ce soldat mourant qui a survécu

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