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touchant. « Les gens du peuple, dit-il, même dans les dernières classes de la société, vivent le cœur toujours ouvert à l'amitié. Je les ai vus doubler le poids de leurs travaux pour soulager leur ami mourant; je les ai vus, faisant foule à la porte des hôpitaux, afin de lui porter ce qu'ils se refusent à eux-mêmes. Cet ami leur est-il enlevé? ils se lèguent l'orphelin qu'il a laissé, et en augmentent leur détresse. Le peuple connaît l'amitié dans ce qu'elle a de plus élevé, les sacrifices qu'elle commande; seulement le monde n'y prend pas garde, parce qu'on n'attire son attention que par la noblesse et l'élégance des formes. Privée de ces avantages, l'amitié du pauvre passe obscurément sur la terre.»

Enfin, voici comment M. Saint-Prosper parle de l'ami qu'il a rencontré dans sa famille même. « J'ai un frère; nous sommes deux, et cependant nous ne formons qu'un. On ne s'y trompe pas; qui aime l'un, aime l'autre; qui offense l'un blesse l'autre. Nous sommes divers par la ressemblance, l'esprit, la conversation, les habitudes; notre individualité est plus distincte, elle est tranchante; mais nous nous rejoignons par toutes les affections; nous coïncidons par toutes les opinions. Sans battre de même, notre coeur bat ensemble.... Nous n'avons pas voulu nous aimer; seulement nous avons toujours vécu en nous aimant..... Notre amitié a grandi avec nous; nous l'avons laissé faire. Le bonheur nous est venu d'habitude; mais cette habitude, c'est notre vie, c'est nous. Nous avons été un temps éloignés l'un de l'autre, mais jamais séparés : j'avais mon frère avec moi, et il m'avait avec lui; nous nous entendions, etc. » Ge morceau n'est pas sans doute exempt de taches, mais il est senti, et on ne lui refusera point le mérite de l'originalité.

L'étendue de cet article m'oblige à passer rapi- * dement sur un chapitre consacré aux comédiens que M. Saint-Prosper traite assez rigoureusement, au risque de se brouiller avec ces messieurs, et principalement avec ces dames. Je mets également de côté plusieurs autres chapitres, sur l'amour, sur l'esprit de société, sur le ridicule, etc. dans lesquels on trouve des vues fines, et des réflexions justes bien rendues, et aussi quelques idées pleines d'afféterie, écrites d'un style obscur ou précieux. C'est avec plus de regret que je me vois forcé de ne dire que peu de mots d'un morceau sur la justice, dans lequel l'auteur s'élève à de nobles sentimens d'humanité, quoiqu'il ne soit pas toujours équitable envers les hommes du parti opposé. Un très court chapitre sur l'égalité ne m'a paru être qu'une exposition passionnée des doctrines de certains détracteurs de la révolution qu'ils ne connaissent pas. Dans un autre chapitre sur la mesure, on lit cette phrase: Ce que j'ai acquis le plus difficilement, c'est la mesure, Beaucoup de lecteurs arrêtés par une foule de passages dont l'amertume forme le principal caractère, jugeront que cet éloge, que l'auteur se donne à luimême, n'est pas exempt de quelque fanfaronnade.

Le meilleur chapitre, après celui qui traite de l'amitié, est celui que M. Saint-Prosper a consacré aux femmes,

Un moraliste qui se montrerait le détracteur, l'ennemi des femmes, manquerait de goût et révolterait les lecteurs. M. Saint-Prosper a su se garantir de cet excès. S'il se croit obligé de mettre des ombres au tableau, il ne méconnaît aucune des vertus de ce sexe, qui n'est faible que dans les actions com

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munes de la vie, et qui devient héroïque dans les grandes circonstances; que l'on voit, par un ordre admirable de la nature, grandir dans les catastrophes où l'homme faiblit et succombe; et reprendre toute sa timidité, alors que l'homme se relève. Petits calculs, jalousies mesquines, prétentions frivoles, tels sont les défauts des femmes entre elles, et dans nos cercles; courage, vertu sublime, flammes puisées au foyer du cœur; résignation et stoïcisme jusqu'à la mort: voilà ce que nous montrent les femmes, lorsqu'une force étrangère les jette hors des relations ordinaires de la vie; alors elles ne tiennent plus de l'humanité; elles dépouillent toute enveloppe terrestre, elles deviennent des anges. Cet être faible et timide, qu'effrayait le moindre bruit, qu'affligeait le dérangement du moindre ajustement, que faisait évanouir, suivant l'expression du poëte, la vue d'un insecte souffrant, voit sans pâlir les flammes de la guerre civile, sourit aux pieds de l'échafaud; et c'est d'elle encore que l'homme apprend à mourir.

M. Saint-Prosper a rendu un juste hommage aux vertus de la femme. Voici un passage qui plaira à tous les lecteurs sensibles. « Tant de maux nous assiégent ici-bas, que nul ne parviendrait au terme de sa carrière, si des consolations continuelles ne nous étaient prodiguées. L'homme aime surtout à tourner son pouvoir contre l'homme; il l'attaque dans ses sentimens, il le persécute dans ses affections et l'outrage dans ses opinions; enfin il le martyrise avec délices : 'c'est sa victime d'élite. Mais alors intervient la femme. Pour sentir la douleur, elle n'a pas besoin d'en faire la tardive expérience; toute adversité qu'elle aperçoit devient aussitôt la sienne. Les caresses qui soulagent,

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les paroles qui touchent, les prévenances qui émeuvent, tous les secrets qui consolent, elle les possède d'instinct. Il faut que la douleur qu'elle approche cède et fléchisse, et quand elle ne peut lui offrir l'unique secours qu'elle invoque, elle l'adoucit par sa compassion. Quiconque souffre prend aussitôt place, pour les femmes, au premier rang. Pour leur cœur, toute douleur est noble. Les enfans abandonnés les vieillards sans ressource, les pauvres femmes sans soutien, forment, en tout pays, la famille de leur choix; on leur appartient dès qu'on a besoin d'elles.... jetées au milieu de nos fureurs et de nos passions, elles les captivent et les endorment; les premières, elles encouragent le génie, le couvrent de leur protection, et le prenant par la main, écartent les obstacles qui l'arrêtent..... Je le demande, que deviendrait le monde si, durant vingt-quatre heures, les vertus des femmes s'en retiraient? Que de maux sans pitié, que d'angoisses sans consolation! Alors, nul soulagement ne défendrait du désespoir; seul, on serait trop faible; pour résister, même aux adversités de tous les jours, il faut que les femmes nous soutiennent et nous appuient....... Les femmes, pour nous mettre au monde, souffrent jusqu'à la mort; elles nous ravissent à tous les périls de l'enfance, dirigent nos penchans et nous donnent cette éducation du cœur qui, plus tard, multiplie autour de nous les attachemens ; et lorsqu'elles ont, comme filles, épouses et mères, rempli tant de devoirs, nous les retrouvons au moment suprême pour adoucir nos maux, dont, cette fois, il ne leur est pas permis de triompher. Elles bercent nos dernières douleurs et nous aident encore à mourir. »

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La beauté de ce fragment en fera pardonner l'étendue. Il rappelle ces vers touchans de M. Lemercier, dans une tragédie qui paraissait appelée à de hautes destinées, si les ciseaux de la parque dramatique ne l'avaient condamnée à l'obscurité (1).

O femmes! de vos soins adorables effets!
La vie humaine entière est due à vos bienfaits.
A l'heure du déclin, comme dès la naissance,
Votre sexe est l'appui de notre double enfance
Et de nos jours şereins prolongeant le flambeau,
Berce encor nos douleurs aux portes du tombeau.
Vos secours, votre sein et vos bras nous attendent.
Les consolations de vos lèvres descendent.
Quand nous a fuis l'amour, et même l'amitié,
Dieu pour nous dans vos cœurs met encor la pitié.

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Résumons-nous sur M. Saint-Prosper. Son ouvrage est un essai estimable qui annonce un esprit réfléchi; son style énergique, mais inégal et heurté, laisse dé- sirer plus de naturel, de correction et d'harmonie. L'étude peut lui faire acquérir ces qualités. Je lui souhaite encore un peu plus de mesure, et surtout moins d'aversion pour une liberté qui fut de tout temps l'idole des cœurs bien nés, sans laquelle il ne peut y avoir de génies complets, et qui est particulièrement nécessaire au moraliste. Enfin, et cela je le souhaite sans beaucoup l'espérer, je voudrais qu'il se réconciliât avec son siècle, qu'il peut honorer par ses talens et enrichir par de bons ouvrages.

LEON THIESSÉ.

(1) La Démence de Charles VI.

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