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LE GILBLAS DE LA RÉVOLUTION; PAR L. B. Picard, de L'ACADÉMIE FRANÇAISE (1).

Premier article.

TROIS rivaux, trois amis, trois frères par le talent et par le cœur, ont rappelé sur notre théâtre l'aimable Thalie, presque chassée de son domaine par le drame et par des romans de bonne compagnie, non moins ridicules, peut-être, que ceux dont l'hôtel de Rambouillet faisait ses délices. Le premier suivit les traces du familier de Lælius; il en eut la pureté, la décence et la grâce, avec un peu plus de gaieté. Il y joignit ensuite quelque chose qu'il avait rapporté du commerce de La Fontaine. Molière fit les vers du cœur comme le fabuliste; dans les scènes d'amour il ressemble, par la naïveté, à l'auteur de Joconde mais il la relève par une élégance soutenue, quoique exempte de toute recherche. Au contraire, CollinHarleville parvint à emprunter à La Fontaine ses heureuses négligences; on n'en sentait aucunes traces dans l'Inconstant, dont le style plus franc, plus gai, plus comique que celui des autres ouvrages de l'auteur, sent les inspiratons de Térence et l'école de Boileau; elles donnèrent un charme particulier à l'Optimiste, charme que Molé augmenta par cet abandon, par

(1)5 vol. in-12. Prix: 16 fr. Chez Baudouin frères, rue de Vangirard, no 36.

cette grâce qu'il avait dans son jeu, par cette mélodie qui lui survenait dans la voix lorsqu'il se laissait entraîner par son émotion. Ce fut encore avec La Fontaine que Collin sut tempérer l'éclat de la brillante poésie des Chateaux en Espagne.

Si le Vieux Célibataire a peut-être coûté vingt ans de vie à Collin, il y a ici une noble consolation.dont, sans doute, il a connu tout le prix: cet ouvrage seul ferait vivre la mémoire de son auteur. M. Andrieux place le Vieux Célibataire au premier rang des comédies du Théâtre-Français. Je n'appellerai point de ce jugement.

Mais peut-être doit-on penser que les Étourdis sont encore de la comédie plus franche que les pièces de Collin Harleville. Chez lui le poëte nuisait un peu à l'auteur comique; l'un avait des démangeaisons de se montrer, quand l'autre seul devait paraître; la mélancolie et la sensibilité de Collin le faisaient incliner vers le drame. Ami de la nature, il se plaisait à caresser ses goûts dans ses ouvrages; il aurait eu peine à se refuser quelques descriptions champêtres, et parfois il parvenait à les placer avec un rare bonheur. CollinHarleville se laisse encore entraîner par sa passion pour La Fontaine; alors il nous donne de charmantes fables qu'il déguise avec adresse dans un récit qui fait presque toute une scène. Aucune de ces faiblesses, d'un auteur qui semble vouloir se faire aimer du spectateur et surtout du lecteur, aucune de ces compositions avec le sentiment du vrai chez M. Andrieux. Il a du comique à la manière de Regnard, mais il ne joue pas comme lui avec son sujet. Ses deux Usuriers qui

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semblent appartenir au temps de Molière, sont des portraits, et ne dégénèrent point en caricatures, même lorsqu'ils tombent par terre saisis d'épouvante; ils pourraient avoir ce caractère sans la vérité du dialogue. La pièce est plaisante, par les situations, bien plus que par les mots, voilà ce qui lui donne la vie; le défaut contraire explique la froideur avec laquelle le public accueille aujourd'hui certains ouvrages de l'auteur du Légataire. On doit savoir d'autant plus de gré à M. Andrieux de cette conscience littéraire, qu'il a beaucoup d'esprit et de finesse, et qu'il aurait pu céder au désir de les montrer sur le théâtre. Plus sage et plus habile, il a gardé ces deux précieuses qualités pour des contes qu'on relit toujours avec un nouveau plaisir. On reconnaît le talent du poete comique dans ces contes; mais il n'intervient que pour leur donner le mouvement de la scèue; là, M. Andrieux ressemble, tantôt à Lucien, tantôt à Voltaire et quelquefois à La Fontaine ; il plaît, instruit et délasse. Ah! quelle açtion de grâce Collin devait rendre à sa bonne étoile, quand il sentait tout le prix d'un tel conseil! quelle part le talent et le cœur de M. Andrieux peuvent justement réclamer dans les ouvrages de notre Térence! on ne peut voir sans attendrissement le tableau de leur fraternité littéraire; et cette communauté de travaux, de pensées, de goûts, de sentimens qui exis taient entre deux émules de gloire. Il fallait un guide, un consolateur, un Aristarque, un ami tendre, attentif, courageux et sensible, à l'imprévoyant, peut-être au trop faible Collin; il a trouvé tout cela dans un rival qui lui donnait encore au besoin des vers

et

et des scènes, sorte de richesse que l'on prête peu parce qu'elle ne se rend pas. Heureux le bon Collin! non moins heureux son sage et judicieux ami!

Quand M. Picard, quoique bien jeune encore, se trouva mûr pour le théâtre, nous sortions de la'terreur. Pendant cette longue tragédie, des passions qui s'étaient cachées comme si elles eussent été honteuses de paraître, des vices que l'on aurait cru perdus, étaient rentrés au fond des cœurs dont ils n'osaient sortir, des ridicules avaient disparu. Un temps pareil à celui qui venait de changer la physionomie, le caractère et les mœurs d'une nation, demandait un Tacite ou un Juvénal. Il n'aurait pu souffrir un Molière.

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Tout-à-coup la société, semblable au peuple troyen affranchi d'un long deuil et sortant de ses murailles après dix ans de siége, se précipite dans de véritables saturnales. Affamée de plaisirs, on les veut tous à la fois; les bals, le jeu, les spectacles, les repas somptueux deviennent une fureur générale. L'amour de l'argent, surtout, s'empare de tous les cœurs, et avec lui accourent le démon de l'intrigue, la manie des affaires, la corruption de l'administration, les marchés usuraires, le pillage du trésor, le scandale des fortunes subites, les profusions d'un luxe insensé, le règne des parvenus, qui s'élèvent au faîte de la prospérité pour retomber dans la poussière ; la grossièreté des nouveaux riches, mal déguisée par l'imitation des manières de ceux qu'on appelait autrefois les gens comme il faut; et enfin le règne des femmes perdues. Il faut ajouter à cette triste énumération la renaissance des prétentions des privilégiés, confondus le matin, par les

manœuvres de l'agiotage, avec le bourgeois et l'artisan, et affectant le soir dans leurs salons des airs de grands seigneurs, qu'ils avaient soin de cacher chez tel fournisseur de la république ou dans les cercles du directoire. Sauf cette dernière exception, il n'y avait alors aucune hypocrisie, aucun déguisement vices, passions, ridicules anciens et nouveaux, tout se montrait au-dehors; on était franchement, ouvertement usurier, spoliateur public,. avare et prodigue, fastueux et vilain, oublieux des plus grandes pertes du cœur, jusques à perdre toute espèce de pudeur et de sensibilité. La longue privation des plaisirs et le désir de leur possession avait produit un égoïsme qui éclatait en tout. Le monde ressemblait alors à un lieu où tous les individus, étant atteints de la même maladie honteuse, n'auraient rien de secret les uns pour les autres, Tel était l'aspect de la capitale, considérée dans la partie qui s'agite ét fait du bruit à la surface. Un fond d'honneur, de probité, d'amour de la patrie se conservait dans la masse des citoyens.

Tous ces originaux passèrent sous les yeux de M. Picard; en les voyant, il fut frappé d'un trait de lumière, et s'écria : « Je serai leur peintre. » Observa-` teur attentif, mais à la dérobée, on ne pensait point à se cacher de lui, parce que sa gaieté, son air de rondeur et de bonhomie, sa distraction apparente, n'annonçaient ni un peintre occupé de saisir un ridicule, ni un censeur qui pensât à punir un vice. Grand causéur de son métier, aimant la nouvelle politique, toujours au courant de ce qui se passait, ne refusant la partie de personne, donnant la main volontiers,

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