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jamais exclusif, il avait parlé à tout le monde dans une soirée, sans avoir paru sônger à autre chose qu'à dépenser, comme les autres, quelques heures de son temps. Mais gare à vous, naïfs et imprévoyans modèles, qui posez complaisamment devant un artiste qui a des yeux perçans, une mémoire sûre, un crayon fidèle! Ce convive de si bonne humeur à une table délicatement servie, ce conteur qui riait luimême en faisant rire les autres., ce voisin commode qui paraissait très-occupé de ses voisins, avait tout vu, tout senti, tout deviné. C'est ainsi que tel fournisseur est devenu son Duhautcours; tel député de la plaine le héros de Médiocre et Rampant. Quant aux Marionnettes, les modèles se sont offerts en foule à son pinceau, et il n'a éprouvé que l'embarras du choix pour nous donner des portraits si ressemblans. Les marionnettes! il en a vu à la cour, à la ville, dans les chambres, à l'Académie, dans les sociétés littéraires, sur les bancs de Thémis, dans les salons, chez les grands, chez les petits, au directoire, sous le consulat, plus encore sous l'empire. Hélas! nous avons tous été plus ou moins des marionnettes; et peut-être notre peintre ou notre censeur, en se regardant lui-même dans la glace, en se prenant le menton, en fronçant le sourcil, comme un écrivain qui veut arrêter sa vue sur un objet, s'est-il dit tout bas : « M. Picard, vous qui vous mêlez de mettre en relief » les ridicules du jour, n'auriez-vous pas été quelque" fois?..... >>

Un homme extraordinaire dont l'Europe a reçu la loi pendant quatorze années de gloire et de prospérité, qui devaient aboutir à une si profonde infortune,

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a dit en voyant les Marionnettes et les Ricochets : « Cela est malheureusement trop vrai. » Cet homme avait droit de donner son avis sur la matière ; il la connaissait, et au besoin il aurait pu nommer les masques. Jamais peut-être l'auteur ne fut fplus vrai que dans ces deux pièces. Monsieur Musard et monsieur Lerond sont aussi des larcins faits à la nature, et l'on sent que le peintre s'est amusé en traçant ces deux copies fidèles de plus d'un original que nous avons vus. Que de musards parmi les artistes, parmi les poëtes. Ah! La Fontaine, où étais-tu quand on t'a si bien représenté avec ta chère paresse, avec tes amusemens, ton oubli de toi-même, ton insoucience des affaires, et tes distractions tout aussi sérieuses que les petits poissons rouges, ou l'orgue qui empêchent ton Menechie de ⚫ passer la seconde manche de son habit? Tu n'avais point de monsieur Lerond autour de toi, mais tu avais madame de La Sablière; elle ne faisait point tes affaires puisque tu n'en avais pas, dieu merci! mais elle veillait sur toi comme sur un enfant. Libre par elle, mais plus heureux que ton Jeannot Lapin qui revient au logis paternel après avoir brouté, trotté, fait tous ses tours, tu trouvais toujours un accueil favorable dans sa maison. Pour y revenir, tu ne prenais pas le plus long comme pour aller à l'Académie, à moins que long-temps retenu comme monsieur Musard par quelque parade, ou surpris tout-à-coup par un assaut de ton génie, tu n'eusses changé de route à son insu. Oh le plus grand des musards, comme tu te serais reconnu dans la pièce qui porte ton véritable surnom! comme tu aurais dit à tes amis! Allez voir monsieur Musard; c'est moi trait pour trait. Et messieurs les beaux es

leur

prits qui se moquaient parfois du bon homme, premier mot aurait été : Voilà bien La Fontaine. Sans doute ils auraient encore préféré à ce tableau les Amis de college, image tracée avec tant de plaisir et qui,mè rappelle la modeste et charmante notice d'Andrieux sur la vie et les ouvrages de Collin-Harleville.

Que M. Picard ait amusé Paris aux dépens de la grande ville, rien d'étonnant. La capitale renferme une foule d'oisifs, de désœuvrés, un grand nombre d'hommes mécontens parce qu'ils sont insatiables; de riches gonflés d'ennui qui regorgent du superflu, et voudraient pouvoir acheter la gaîté, comme le financier de La Fontaine aurait voulu acheter le dormir; avec ces diverses espèces d'individus on peut tout oser pour les amuser : faites-les rire même de leurs propres travers, ils vous pardonneront sans peine vos plus grandes témérités. Mais exposer impu nément les ridicules, les usages, les prétentions, les mœurs de la petite ville devant ses habitans, qui sans cesse en présence les uns des autres, peuvent toujours craindre d'être reconnus par leur voisin, était un problème difficile à résoudre la gaîté du peintre tri ompha des alarmes et des ressentimens de ses modèles. M. Rifflard, le procureur bossu et mauvaise langue qui aime le scandale, le bourgeois courtisan qui s'appelle si naïvement l'ami du château, et la folle mais amusante Nina Vernon, si touchée d'avoir fait la conquête d'un beau jeune homme, pardonnèrent tout à leur joyeux censeur. Cette indulgence vint sans doute aussi de ce qu'il faisait, sans être méchant, ses plus grandes malices.

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Pendant plusieurs années il ne se montra pas un

vice, un travers, un ridicule, dans la société, qui ne fussent saisis au passage par le crayon de M. Picard. Chaque jour lui fournissait, en quelque sorte, un nouvel original à dessiner, et augmentait sa collection de figures comiques. Riche de tant d'esquisses, où les physionomies étaient marquées d'un trait sûr et précis, un sujet venait-il lui sourire, il concevait, avec la rapidité de l'éclair, le plan de sa fable, il en arrangeait les scènes, et n'avait en quelque sorte qu'à fouiller dans son trésor d'observations, pour achever de donner la vie aux personnages qui devaient figurer dans la nouvelle pièce qu'il enfantait, comme il l'avait conçue, sans peine et sans douleur. Ses comédiens, à leur tour, semblaient rivaliser de zèle et de prestesse avec lui leur mémoire était aussi prompte que son travail, leur jeu aussi plein de chaleur que sa verve, et le théâtre avait la faveur publique. On n'entendait que ces mots : « Encore une pièce de Picard; encore un

succès. »

L'auteur eut une bonne fortune qu'il n'a point oubliée ; non moins heureux que Collin-d'Harleville, il obtint pour conseil, et pour ami, le judicieux auteur des Étourdis. Monsieur Andrieux était trop habile pour vouloir imposer des règles trop sévères à la fécondité du nouveau Dancourt; il sentit qu'il lui fallait laisser son allure, son abandon, son naturel un peu commun parfois, et quelques défauts encore qui tenaient de près à des qualités précieuses. Mais que de sages avis ne lui a-t-il pas donnés! avec quelle sévérité n'a-t-il pas réprimé un penchant trop visible pour la caricature. Avec quelle chaleur ne combattait-il pas tout ce qui blessait le goût dans les faciles productions 'de son

jeune émule un nouvel exemple de reconnaissance devait être donné après celui de Collin; et tout le public sait avec quelle bonne foi M. Picard a fait connaître les services littéraires que lui a rendus le juge plein de candeur dont l'auteur de l'Inconstant ne déclina jamais l'autorité. Monsieur Andrieux n'a fait ni Co l'in ni Picard, mais sans lui peut-être ils auraient obtenu moins de succès et couru beaucoup plus le risque de s'égarer.

Collin, M. Andrieux et M. Picard formaient entre eux une réunion bien rare. On ne saurait trop remarquer combien une amitié si tendre entre des rivaux honore les lettres. En yoyant que les hommes sont envieux pour les moindres sujets, en observant, la fureur de préférence qui les tourmente, la soif qu'ils ont de briller tout seuls, on se repose avec plaisir sur le spectacle de trois écrivains qui n'ont jamais yu s'élever entre eux ni un nuage, ni un débat d'amour-propre, ni un soupçon de jalousie. Ce sont là les mœurs de Boileau, de Racine et des deux Corneille.

P. F. TISSOT.

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