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Vous dirai-je à quelle exagération un sous-chef, enhardi par l'exemple, osa pousser l'amour de la famille? Il était de Saint-Flour, franche Auvergne, et seul, de ses parens laboureurs, avait reçu cette éducation élémentaire dont s'accommodent les bureaux. Tous, lui excepté, ne parlaient que ce lourd patois dont sont quelquefois effrayées vos oreilles quand un vigoureux porteur d'eau vient emplir vos fontaines épuisées. Cet excellent sous-chef était estimé de son directeur : il retranchait de ses quatre mille francs de traitement une petite somme qu'il faisait régulièrement passer à ses quatre frères de Saint-Flour, Guillaume, François, Nicolas et Jérôme; deux cousins même dont les noms m'échappent, levaient encore sur ce sacrifice annuel un petit impôt, et l'on buvait à la santé du bon frère de Paris, Un projet de loi passe qui ajoute au ministère une nouvelle branche de service; le directeur fait appeler notre sous-chef. - J'ai confiance en vous, lui dit-il, je vous fais chef du bureau à créer, et vous charge de faire choix vous-même de vos employés..

Le croirez-vous ? ce digne sous-chef qui, jusque-là, avait été un exemple de modération, poussé tout-àcoup par le démon du népotisme, conçoit le téméraire projet d'appeler à Paris ses quatre frères, ses deux cousins, et de les présenter au directeur. Il fera de Guillaume, son sous-chef; François sera le commis principal, Nicolas le second employé, Jérôme l'expéditionnaire, et les deux cousins passeront comme garçons de bureau. Aucun ne sait écrire ? mais il travaillera pour tous. Le directeur pourra les faire appeler? Il se condamnera à être toujours là, et se présentera pour

eux. Le directeur les questionnera, et ils ne parlent que le patois? Qu'importe : il leur prescrira de se taire, et répondra pour tous.

Une lettre part pour Saint-Flour; elle porte aux quatre frères et aux deux cousins l'invitation de se rendre à Paris en toute hâte. Ils y arrivent dans l'épaisseur du costume auvergnat, et glorieusement chargés de la cornemuse et de la vielle nationales. Le souschef leur développe, en patois, les destinées auxquelles ils sont appelés, et dérobe leur allure montagnarde sous une demi-douzaine d'habits noir qui leur ont improvisé des tournures administratives. Il présente ces figures rubicondes au directeur ; celui-ci en est satisfait et ne s'étonne que légèrement de l'air de famille dont toutes sont empreintes. Les voilà installés et à la besogne; elle était facile pour occupation unique, les frères Auvergnats avaient l'ordre de feuilleter continuellement de gros registres.

Quelques séances se passent ainsi pendant lesquelles notre ancien sous-chef se multiplie, se porte aux points vulnérables, fait face à tout, répond à tout : il rédige pour Guillaume, il expédie pour Nicolas ; mais le ministre le fait demander, et le voilà forcé de laisser ses pauvres frères seuls et peut-être en butte à une visite du directeur. Il entre en effet pour dicter un travail pressé. Guillaume qui ne comprend point, se met à feuilleter son registre avec une activité nouvelle. Le directeur s'adresse à François, à Nicolas, à Jérôme, et, impatienté de leur silence, les force enfin à éclater tous les quatre en phrases de pur patois auxquelles, à son tour, il ne peut rien entendre. C'est au milieu de ces cris que se présente l'ex-sous-chef. Terrifié d'une si

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prompte et si rude catastrophe, honteux et confus, il n'a d'autre ressource que d'avouer ingénument tout ce qui s'est passé, et de se mettre à la discrétion de son directeur, qui était homme de sens. « Vous avez fait » une grande faute, lui dit-il; vous en porterez la peine. Ces messieurs ne sont point en état de tra» vailler; mais ils peuvent apprendre. Qu'une moitié » de vos appointemens soit employée à leur donner des maîtres; en six mois de temps ils doivent certaine»ment en savoir assez pour administrer. Jusqué-là vous » ferez seul la besogne de tous, et, après le semestre expiré, si vos frères ne sont pas bons sous-chefs et bons employés, je les renvoie à Saint-Flour. » —, - Ces gaillards-là se mirent à l'ouvrage avec des cœurs d'Auvergnat. Notre chef tenait bureau le matin et, le soir, école d'enseignement mutuel. En moins de six mois, ilfit de ses frères d'excellens administrateurs. On m'assure aujourd'hui que tous quatre sont arrivés à de hauts emplois.

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J.-G. Y.

MÉLANGES POÉTIQUES,

PAR ULRIC GUTTINGUER (1).

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O poésie, que tu es douce à mon cœur! que de plaisirs tu donnes à ceux qui t'aiment! quelle heureuse influence tu exerces, sans jamais avoir de dangers! que le naïf et grand Théocrite avait bien raison d'écrire à son ami Nicias : « De tous les remèdes que » l'homme peut appliquer aux douleurs du corps ou » de l'ame, je n'en connais pas de plus salutaire que »le commerce des muses. » Nous avons failli perdre, en 1822, ce bon Béranger, qui a du génie et du talent; il vit, grâce à l'expérience et à l'amitié du célèbre Dubois; mais, interrogez le poëte et le médecin, pour connaître la panacée qui a le plus contribué à guérir le mal, tous deux vous répondront : « Le commerce des muses. » Ce commerce, on l'entretient par soi-même, ou par le secours des autres. Il est plus intime, plus fécond en jouissances propres et secrètes, en illusions pleines de vérité, en voluptés d'observateur, d'être sensible et de peintre, pour l'homme qui trouve en lui-même des sujets de tableau; mais de quelque manière que l'on cultive les muses, soit avec des inspirations données par elles, soit en comparant les travaux de l'art avec la nature, son modèle éternel, la

(1) A Paris, chez Auguste Boulland et compagnie, libraires, rue du Battoir, no 12.

poésie porte avec elle un attrait et un talisman; Ho mère la désignait peut-être par ce breuvage enchanté, que la belle Hélène présente au jeune Télémaque, et dans lequel sa pitié, pour un fils si tendre et si religieux, a exprimé le suc d'une plante qui suspend, pendant tout un jour et toute une nuit, les plus amères douleurs. Hier, j'étais triste, parce que j'étais souffrant, peut-être souffrirai-je toujours désormais : le travail qui me soutient, n'avait point eu cette facilité, compensation précieuse, qui m'est survenue dans mes peines, comme une faveur d'en haut ; j'appelais l'instant du repos qu'il faut savoir attendre. Poussé par une espèce d'instinct, je prends avec moi le recueil de M. Guttinguer, où j'avais jeté les yeux à la dérobée. J'ouvre le livre, je lis au hasard, et sans observer de règle. O surprise! ô bonheur inattendu ! j'ai trouvé un poëte que je ne connaissais pas ! un poëte du cœur. Ma jeunesse, les plaisirs, les peines de ma vie, le passé, le présent, il me rappelle tout; je sens, je pense, j'imagine avec lui; mes souffrances disparaissent; la nuit qu'il me donne est douce et paisible; au réveil, ma pensée est riante et libre, et je trouve déjà de ces vers tout faits, qui viennent sans qu'on les appelle. Heureux de cette métamorphose, je reprends, avec joie, l'heureux spécifique qui m'a guéri.

Un médecin poétique, qui ne connaît pas encore son pouvoir et mon entraînement vers lui, fut amart, époux, maintenant il est père. Je me plais à le trouver sur les bords de l'Océan avec l'objet de sa tendresse ; il n'est pas si riche et si pompeux que l'auteur des Méditations; mais dans ses entretiens, le sentiment domine au lieu de la description; son amante occupe plus de

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