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LETTRES

SUR LA

POLITIQUE COLONIALE

LETTRE I

LA FOLIE COLONIALE

L'expédition de Paterson.

L'expédition Choiseul - Praslin. Le marquis de Rays.

De temps en temps, les peuples sont pris d'un vertige dans lequel ils tourbillonnent, obéissant à des impulsions aussi irraisonnées que celles de l'épileptique ou de l'alcoolique.

Enivrés par la magie d'un mot qui ouvre à leur imagination des horizons prestigieux, ils se lancent à la conquête du tombeau du Christ, sur la foi de Pierre l'Hermite, ou à la découverte de l'Eldorado. Ils marchent avec d'autant plus de confiance qu'ils savent moins où ils vont. Quelquefois c'est un moine, un pape, un aventurier qui les entraîne à sa suite; d'autres fois, c'est leur gouvernement.

Pour raconter toutes les duperies de ce genre, il faudrait un volume. Je me contenterai de citer deux faits :

Au dix-septième siècle, l'Ecosse était le pays le plus pauvre de l'Europe; les Anglais l'appelaient une contrée de mendiants; beaucoup de squires du Kent ou du Somerset avaient des revenus plus grands que ceux qu'un duc de Gordon ou un marquis d'Atholl tiraient de leurs immenses domaines. Même sur les bords de la fertile Merse, un ministre du culte recevait quatre livres par an (cent francs) pour son salaire.

En 1695, un Ecossais, nommé Paterson, vint apprendre à ses compatriotes qu'il y avait entre les deux Amériques un territoire merveilleux, le Darien, et qu'il leur suffisait d'aller l'occuper pour que l'Ecosse devînt la rivale de Venise et de la Hollande, le grand marché du sucre, du rhum, du café, du chocolat, du tabac, de la porcelaine de Chine, des châles de Cachemire, des diamants de Golconde, des perles de Karrack, et Edimbourg, la rivale de Paris et de Londres. Le Darien devait accaparer tout le commerce entre l'Europe et les Indes orientales. Paterson représentait la contrée comme un paradis tellement enchanteur que les Écossais, hommes de sang-froid, cependant, se laissèrent séduire.

Tous ceux qui, à force de privations, purent réunir 1,000 ou 2,000 liv. souscrivirent à la Compagnie. Rochester, à la Chambre des communes de Londres, ayant combattu cet enthousiasme, fut brûlé en effigie sur les places d'Edimbourg.

Le 25 juillet 1699, l'expédition composée de 1,200 personnes mit à la voile. Des gens, inscrits

trop tard, s'étaient cachés dans les navires. Paterson, partageant la foi qu'il avait inspirée, emmenait sa femme. Le 1er novembre, ils abordèrent à la terre promise, à laquelle ils avaient donné le nom de Nouvelle-Calédonie.

Ils prirent pour code les saintes écritures, sans savoir exactement tout ce qu'elles défendaient ou permettaient.

En Ecosse, on apprit que l'expédition était arrivée et que la réalité avait dépassé les espérances. Elle avait trouvé des mines d'or plus abondantes que celles de Guinée. De magnifiques récoltes étaient attendues. La colonie s'était accrue de 1,200 à 10,000 personnes. Une seconde expédition fut décidée.

Quand elle arriva, elle ne trouva que des ruines et un cimetière. La fièvre et la faim avaient anéanti la colonie, en moins d'un an. Les quelques survivants avaient été trop heureux d'aller se louer aux planteurs de la Jamaïque (1).

En 1763, Choiseul et son cousin Praslin obtinrent, dans la Guyane française, la concession d'un vaste territoire entre le Kourou et le Maroni. Ils en vantèrent si bien les mérites dans des prospectus si éloquents qu'une foule de seigneurs, de gentilshommes plus ou moins obérés, révèrent d'aller y faire fortune sans peine. On célébra le départ, comme une fête, avec des bergerades. On débarqua les nouveaux venus aux îles du Diable, qu'on avait transformées en îles du Salut, comme s'il suffisait d'en

1 Macaulay, History of England, t. IX. (Tauchnitz, édit.)

changer le nom pour en changer le climat. On y construisit un petit Trianon, des théâtres, on y débarqua des paniers de champagne; on avait oublié des bêches, des pioches, des charrues, dont n'auraient su que faire, du reste, les aimables colons. Mais il y avait des boutiques où on trouvait les bibelots du Palais-Royal et même des patins !

Ils étaient partis au nombre de 13,000; deux ans après, en 1765, il n'en restait plus que 900.

La leçon ne profita pas : en 1767, Bessner essaya sans plus de succès une nouvelle colonisation; en 1788, Villebois recommença; et le gouvernement français a envoyé M. Léveillé en mission à la Guyane pour continuer des expériences du même

genre.

L'histoire de la colonisation de M. de Choiseul est l'histoire de toute la colonisation française. Quand j'entends M. Jules Ferry, un certain nombre de députés plus ou moins naïfs, des journalistes qui considèrent Asnières comme un voyage au long cours, célébrer la politique coloniale, poursuivie par la France, comme devant créer des débouchés à son commerce et donner une force d'expansion à șa population, ils me rappellent Paterson et Choiseul.

Au moins, Paterson y allait lui-même.

Sur la foi du gouvernement, deux jeunes gens voulaient ces jours-ci partir pour le Congo. Pourquoi faire?

Nous avons chacun une quinzaine de mille francs, et nous aurions l'intention d'établir là un commerce de draps!

Pour les sujets du roi Makoko qui vont tout nus et qui, s'ils arborent une paire de culottes pour quelque cérémonie, ont soin de se håter de l'ôter. comme on ôte ses gants chez soi.

Combien y a-t-il de centaines, de milliers de Français qui, sur la foi du gouvernement, sur son assurance, entraînés par lui, sont allés enfouir leurs épargnes dans toutes les parties du monde, heureux encore quand ils n'y ont pas péri, ou n'en ont pas rapporté les frissons de la fièvre qui les rendent à tout jamais impropres à tout travail. Je raconterai certains de ces douloureux martyrologes, dont la responsabilité incombe aux prospectus des gouvernements menteurs.

M. de Rays, l'organisateur de la lamentable expédition de Port-Breton, est venu s'asseoir, il y a quelque temps, en police correctionnelle. Il a été condamné. Ce n'est pas juste, quand le gouvernement avec nos soldats, nos navires, l'argent des contribuables, les ressources que la nation met à sa disposition, suit une politique absolument semblable à la sienne.

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