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der la justification du Droit de punir à un élément qui entre bien dans les fondements de ce Droit, mais ne les constitue pas seul. Il juge avec raison que l'intérêt de conservation de la société est un intérêt légitime et il en conclut que tout ce que cet intérêt commande participe à sa légitimité. Je ne blâme pas la conclusion; je constate seulement qu'en négligeant certains éléments qui jouent un rôle important, dans le Droit de punir, et en mettant en saillie un élément qui appelle des limitations, ce système court risque de s'égarer et d'arriver à des injustices. Il se préoccupe trop de l'effet et ne s'attache pas assez à la légitimité même du moyen qui le produit. Il ne se sépare du système qui fonde le Droit de punir sur l'utilité du plus grand nombre qu'en ce qu'il puise dans le fait de la société un titre et un droit pour poursuivre la réalisation de cette utilité.

L'élément omis dans le système que je viens de discuter est l'élément qui prédomine dans le système qui s'offre maintenant à mon examen.

C'est l'idée de justice; Kant ne lui fait pas une part, il lui accorde une domination absoluc; il y a, dit-il, une distinction essentielle entre le bien et le mal, entre le juste et l'injuste; intelligent, l'homme reconnaît cette distinction; libre et moral, l'homme a conscience qu'il a le pouvoir et le devoir de faire le bien et le juste, d'éviter le mal et l'injuste. Si l'homme a des devoirs, il mérite quand il les accomplit, il démérite quand il les viole et ses actions sont un titre soit à une récompense, soit à

un châtiment. Le châtiment, c'est une dette que la société est chargée de payer, qu'elle y ait ou n'y ait pas intérêt, partout où il y a trouble à l'ordre moral. L'idée d'expiation est inséparable de l'idée de faute, c'est donc justice que quiconque a failli soit puni. La société doit être au service des exigences de la justice.

Kant établit très bien qu'il est juste qu'à un moment ou à un autre le violateur de la loi morale soit rétribué suivant ses œuvres; mais ce qu'il n'établit pas, à mes yeux, c'est que la société soit chargée et, suivant lui, chargée sans limites et sans réserve, du soin de cette rétribution. D'abord, si le devoir de la société est de punir toutes les violations de la loi morale, son devoir aussi sera de rémunérer tous les actes qui y seront conformes; or, il est évident tout d'abord que cette rémunération serait au-dessus de ses forces et de ses ressources; en second lieu, chaque bonne action serait un titre à un salaire immédiatement exigible, en sorte que la vertu du désintéressement devrait être rayée de la liste des vertus humaines.

Réduite à la mission de châtier les violations de la loi morale, la société succomberait encore à la tâche : d'abord elle ne pourrait atteindre les résolutions qui, aux yeux de la loi morale, sont des infractions tout aussi punissables que les volontés réalisées, et même parmi les volontés qui se sont traduites en faits, il en est beaucoup qui lui échapperaient. Mais, au nom de quel droit la société frapperait-elle les actes qui

ne compromettent pas son existence, qui n'entravent pas son développement ? Comment sa mission auraitelle plus d'étendue que son intérêt ? Serait-ce pour paralyser la liberté humaine? La société est justement faite pour mettre cette liberté à l'épreuve, pour la protéger dans son exercice, sous la seule condition que la liberté de quelques-uns ne s'imposera pas à la liberté des autres, et qu'ainsi le lien social ne sera pas pour ceux-ci la servitude, pour ceux-là le despotisme.

D'après Kant, le Droit serait la même chose que la morale, et le Droit pénal serait chargé de sanctionner la morale tout entière, sans égard à l'importance ou à la non-importance sociale de ses préceptes. Il faudrait même aller plus loin: le Droit pénal devrait sauctionner la religion que le pouvoir proclamerait vraie; plus de libertés d'aucun genre, pas même la liberté de conscience! le bien ou ce qui serait officiellement déclaré tel deviendrait exigible, par contrainte! même pour nos devoirs envers nous et envers Dieu, nous relèverions du pouvoir social !!!

L'amnistie, la grâce ne seraient plus dans le domaine du pouvoir. Qu'importe que l'intérêt social commandât la remise de la peine, ou même avec l'oubli du crime, l'absence de toutes poursuites propres à en raviver le souvenir? L'intérêt social s'effacerait devant l'obligation absolue de faire payer la dette de la justice morale.

Non seulement la société a le droit et le devoir

de punir toutes les infractions à la loi morale, si la justice sociale se propose la réalisation de la justice. absolue; mais le coupable lui-même a droit à la peine, il doit avoir qualité pour en provoquer l'application.

Un éloquent philosophe, M. Cousin, dans son cours de 1817 et de 1818, semblait aller jusque-là (1).

« Le mérite est le Droit naturel que nous avons « d'être récompensés; le démérite, le Droit naturel << qu'ont les autres de nous punir, et, si l'on peut « parler ainsi, le Droit que nous avons d'être punis. « Cette expression peut sembler paradoxale; cepen«dant elle est vraie. Un criminel qui, ouvrant les << yeux à la lumière du bien, comprendrait la néces«sité de l'expiation, non seulement par le repentir <«< intérieur, sans lequel tout le reste est vain, mais « encore par une souffrance réelle et effective, correspondante au bonheur réel et effectif

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que la

« vertu mérite, un tel criminel aurait le droit de << réclamer la peine qui seule peut le réconcilier avec << l'ordre. >>

L'idée d'expiation morale dont Kant fait le seul fondement du Droit pénal et à l'aide de laquelle il étend si abusivement la portée de ce droit, est-elle, je ne dis pas le seul élément, mais un des éléments de la pénalité sociale? Si la nécessité d'une expia

(1) Des vrais principes de morale, 20e leçon, première série, tome II, page 307.

tion morale est une condition de l'application de la pénalité, il faut admettre que Dieu n'exerce jamais sa justice en ce monde ou qu'il s'interdit au moins de l'exercer avant l'intervention de la justice sociale. En effet, le pouvoir qui représente la société n'a aucun moyen de vérifier si l'agent qu'il va punir n'a pas déjà, en dehors de lui et des pénalités de son Code, subi moralement la peine de sa faute, une peine peut-être plus cruelle que celle dont la loi humaine le menace.

En second lieu, le pouvoir social acquît-il la certitude que l'expiation morale a précédé son action, s'arrêterait-il et devrait-il s'arrêter? Non, et j'essaierai bientôt de dire pourquoi.

C'est pourtant sur la nécessité, d'après la justice morale, d'une expiation morale que l'école éclectique fonde la justice de la pénalité sociale. Seulement, cette école se garde de reconnaître la nécessité d'une pénalité sociale partout où elle constate l'existence d'un fait entraînant la nécessité de l'expiation. Elle n'admet la répression sociale que là où l'intérêt social la commande; mais elle ne se contente pas de cet intérêt social et elle veut de plus qu'il y ait justice morale et que cette justice morale soit la mesure de la répression.

L'expiation étant une loi de l'ordre moral, sa réalisation par le pouvoir social, comme moyen, n'a rien que de juste, dit cette école; donc la peine est licite en soi, et le pouvoir, gardien de l'intérêt social, a qualité pour faire emploi de ce moyen, puisqu'il

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