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sans aucune préoccupation des faits auxquels elle veut s'imposer pour règle, un droit type à l'image duquel elle veut que le pouvoir façonne, soudainement et de vive force, la société. Elle fait table rase des traditions, de l'état des mœurs et des lumières, de la nature des relations entre les diverses classes de la population, des circonstances au milieu desquelles ces relations se sont formées, maintenues et développées.

Cette école a le tort de vouloir bouleverser les rapports sociaux sous le prétexte de les régler; il n'est pas plus donné à l'homme de recréer une société que de la créer. Le cadre dans lequel une nationalité s'est produite est l'œuvre du temps, d'une succession d'événements, de causes extérieures extrêmement variées; et si le libre jeu de l'activité humaine tend incessamment à l'imprégner d'un esprit nouveau, et même à le modifier dans sa forme, il n'essaie de le renverser qu'au prix des plus grands dangers.

La prétention de tout détruire pour tout réédifier, n'a d'autres résultats que des secousses au moins stériles et souvent funestes au progrès qu'elle veut précipiter.

Rechercher le Droit, c'est rechercher la loi qui, en raison et en justice, est appelée par une situation déterminée, par tel ou tel rapport ou par un ensemble de rapports.

Le Droit doit donc varier avec le caractère des rapports qui en provoque l'application.

Mais, dit-on, le spiritualisme doit admettre que le Droit est éternel, immuable, nécessaire.

Oui, le Droit existe avant les circonstances qui le rendent applicable, et il existerait comme règle en disponibilité, comme règle éventuelle, quand même ces circonstances ne naîtraient pas, parce qu'elles ne l'engendrent point, et contribuent seulement à le mettre en lumière.

Le Droit, dit-on, est invariable. Oui, sans doute; mais il renferme des éléments variés qui correspondent à la variété des situations.

Serait-ce donc que tous les faits qui se produisent sont également légitimes, ou au moins susceptibles d'être légitimés par leur régularisation?

Non; il peut y avoir des faits qui soient une insulte à toute pensée de raison et de justice, des faits que le Droit condamne d'une manière absolue et qu'il doit essayer de briser. Mais ces faits plus ou moins rares ne sont jamais le fonds d'un ordre social, parce qu'une société en contradiction avec le Droit est impossible.

Ce que nous nommons simplement le Droit, c'est ce que beaucoup de philosophes, de publicistes, de jurisconsultes appellent le Droit naturel, Droit sur lequel de tout temps on a beaucoup disserté, sans être arrivé à le nettement définir.

Bien des causes ont contribué à entretenir la confusion, à perpétuer l'obscurité; mais il en est une dont l'influence est incontestable : les auteurs qui ont discuté sur l'origine et le caractère du Droit naturel, ne se sont point, le plus souvent, entendus sur la chose, ou au moins sur les limites de la chose, dont

la définition était l'objet de leurs débats. Ainsi, un grand nombre de ceux qui ont écrit sur le Droit naturel, ont appliqué cette expression non seulement à la loi qui doit gouverner la société, mais à la loi morale tout entière.

Pour distinguer du Droit positif le Droit idéal que les législateurs et les sociétés doivent avoir toujours en vue, il semble que l'on eût prévenu bien des controverses, bien des erreurs, si on eût remplacé l'appellation de Droit naturel par l'appellation beaucoup plus exacte de Droit social.

Montesquieu dit que le Droit naturel c'est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre (1).- Nous ne croyons pas que ce caractère d'universalité soit une condition sans laquelle on ne puisse considérer une loi comme faisant partie du Droit naturel.-Sans doute, la soumission générale à une règle, son acceptation indépendante des circonstances de temps et de lieu, est une puissante garantie que l'observation de cette règle est conforme à la nature de l'homme, à sa destinée et qu'elle est nécessaire au maintien et au perfectionnement des rapports sociaux; mais tous les éléments du Droit naturel ou Droit social, n'obtiennent pas simultanément dans l'espace et dans le temps, ces témoignages authentiques de respect et d'acquiescement et les éléments qui sont méconnus ici ou là, à telle ou telle époque de la vie des nations, n'en font pas

(1) Esprit des Lois, liv. I, chap. I.

moins partie de ce Droit dont la conquête est le but de la civilisation.

Le reproche que nous adressons à la définition de Montesquieu, s'applique également à la définition d'après laquelle le Droit naturel est l'ensemble des lois que la raison éternelle a gravées dans tous les

cœurs.

Ce caractère d'universalité, de perpétuité, nous savons bien que, dans son éloquente définition, Cicéron l'avait déjà attribué au Droit naturel Nec erit alia lex Romæ, alia Athenis, alia nunc, alia post hac; sed et omnes gentes et omni tempore una lex et sempiterna et immutabilis continebit.

Il y a sans doute dans le Droit naturel ou social des dispositions dont l'autorité a été admise partout et toujours; les principes fondamentaux n'ont guère même rencontré de contradicteurs, et les déviations ou dérogations ne se sont ordinairement produites que dans les applications. Toutefois, il y a dans le Droit naturel des dispositions qui se sont dérobées à la raison imparfaite de l'homme; il y a enfin des dispositions qui ne sont commandées par la raison et par la justice, comme règle des rapports sociaux, que par suite des développements que la civilisation a amenés dans ces rapports.

Cela n'empêche pas que le Droit naturel n'ait, comme le dit Fénélon, précédé les temps, qu'il ne soit éternel; l'existence de la vérité n'est pas subordonnée à l'existence d'un témoin qui la raconte ou la proclame; la vérité, enfin, préexiste à la nécessité de

temps ou de lieux qui la rend applicable ou la traduit à notre raison bornée.

Nous n'admettons pas davantage, bien entendu, la définition qui déclare lois naturelles les lois qui régiraient les hommes alors même qu'ils ne seraient pas en société. La société n'étant pas l'œuvre volontaire de l'homme, mais le résultat d'une loi de la nature, les règles, qui maintiennent les rapports sociaux, en présupposent l'existence et, par conséquent, elles sont de l'essence du Droit naturel bien loin d'être en dehors de lui.

Nous avons dit que certaines définitions du Droit naturel ont le tort de le confondre avec la loi morale ou avec la religion.

En quoi la loi morale se différencie-t-elle du Droit naturel ou social?

La loi morale est la loi qui nous prescrit tous nos devoirs, ceux qui n'ont pas trait directement à la société, comme nos devoirs envers Dieu, nos devoirs envers nous-mêmes, aussi bien que nos devoirs envers nos semblables. Cette loi régit, non-seulement nos actions, mais encore nos pensées, en tant que nous sommes maîtres de ces pensées et que nous nous y arrêtons volontairement.

L'observation de cette triple nature de devoirs. importe sans doute à la société; cependant ces devoirs n'ont pas tous pour elle, le même degré d'importance. Ainsi, d'abord, nos pensées, si mauvaises qu'elles

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