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rien trouver à dire en votre famille, et que quand vous n'auriez que Mãe de V. pour sœur, je crois qu'elle seule est suffisante pour vous délivrer de la solitude et des soins d'un ménage qu'un autre que vous pourrait craindre après avoir perdu sa compagnie. Je vous supplie d'excuser la liberté que je prends de mettre ici mes sentiments en philosophe au même moment que je viens de recevoir un paquet des vôtres, par G.', où je ne comprends point le procédé du P. M.2; car il ne m'envoie encore aucun privilége, et semble m'obliger en faisant tout le contraire de ce dont je le prie. Je suis, etc.

Monsieur,

A M***

(Lettre cx du tome I.)

Avril 1637.

Vous me demandez in quo genere causæ Deus disposuit æternas veritates: je vous réponds que c'est in eodem genere causæ qu'il a créé toutes choses, c'est-à-dire ut efficiens et totalis causa. Car il est certain qu'il est aussi bien auteur de l'essence comme de l'existence des créatures; or cette essence n'est autre chose que ces vérités éternelles, lesquelles je ne conçois point émaner de Dieu, comme les rayons du soleil; mais je sais que Dieu est auteur de toutes choses, et que ces vérités sont quelque chose, et par conséquent qu'il en est l'auteur. Je dis que je le sais, et non pas je le conçois ni que je le comprends; car on peut savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre âme étant finie ne le puisse comprendre ni concevoir; de même que nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne, mais non pas l'embrasser comme nous ferions un arbre, ou quelque autre chose que ce soit qui n'excédât point la grandeur de nos bras; car comprendre, c'est embrasser de la pensée; mais pour

1. « Golius.»

12. «Mersenne. »

savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée; Vous demandez aussi qui a nécessité Dieu à créer ces vérités; et je dis qu'il a été aussi libre de faire qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde; et il est certain que ces vérités ne sont pas plus nécessairement conjointes à son essence que les autres créatures. Vous demandez ce que Dieu a fait pour les produire; je dis que ex hoc ipso quod illas ab æterno esse voluerit et intellexerit, illas creavit, ou bien (si vous n'attribuez le mot de creavit qu'à l'existence des choses) illas disposuit et fecit. Car c'est en Dieu une même chose de vouloir, d'entendre et de créer, sans que l'un précède l'autre, ne quidem ratione.

Pour ce que vous inférez que si la nature de l'homme n'est que de penser, il n'a donc point de volonté, je n'en vois pas la conséquence; car vouloir, entendre, imaginer, sentir, etc., ne sont que des diverses façons de penser qui appartiennent toutes à l'âme. Vous rejetez ce que j'ai dit, qu'il suffit de bien juger pour bien faire; et toutefois il me semble que la doctrine ordinaire de l'école est que voluntas non fertur in malum nisi quatenùs ei sub aliquâ ratione boni repræsentatur ab intellectu, d'où vient ce mot, omnis peccans est ignorans; en sorte que si jamais l'entendement ne représentait rien à la volonté comme bien qui ne le fût, elle ne pourrait manquer en son élection. Mais il lui représente souvent diverses choses en même temps, d'où vient le mot video meliora proboque, qui n'est que pour les esprits faibles dont j'ai parlé en la page 26; et le bien faire dont je parle ne se peut entendre en termes de théologie où il est parlé de la grâce, mais seulement de philosophie morale et naturelle où cette grâce n'est point considérée, en sorte qu'on ne me peut accuser pour cela de l'erreur des pélasgiens, non plus que si je disais qu'il ne faut avoir qu'un bon sens pour être honnête homme.

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Monsieur,

A l'égard des objections, vous dites dans la première que de ce qu'il y a en nous quelque sagesse, quelque pouvoir, quelque bonté, quelque quantité, etc., nous nous formons l'idée d'une sagesse, d'une puissance, d'une bonté infinie, ou du moins indéfinie, et des autres perfections que nous attribuons à Dieu comme l'idée d'une quantité infinie. Je vous accorde volontiers tout cela, et je suis pleinement convaincu que nous n'avons point d'autre idée de Dieu que celle qui se forme en nous de cette manière; mais toute la force de ma preuve consiste en ce que je prétends que ma nature ne pourrait être telle que je pusse augmenter à l'infini par un effort de ma pensée ces perfections qui sont très-petites en moi, si nous ne tirions origine de cet être en qui ces perfections se trouvent actuellement infinies. De même que par la seule considération d'une quantité fort petite, ou d'un corps fini, je ne pourrais jamais concevoir une quantité indéfinie, si la grandeur du monde n'était ou ne pouvait être indéfinie.

Vous dites dans la seconde que la vérité des axiomes qui se font recevoir clairement et distinctement à notre esprit est claire et manifeste par elle-même. Je l'accorde aussi pour tout le temps qu'ils sont clairement et distinctement compris, parce que notre âme est de telle nature qu'elle ne peut refuser de se rendre à ce qu'elle comprend distinctement; mais parce que nous nous souvenons souvent des conclusions que nous avons tirées de telles prémisses, sans faire attention aux prémisses même, je dis alors que sans la connaissance de Dieu nous pourrions feindre qu'elles sont incertaines, bien que nous nous souvenions que nous les avons tirées de principes

clairs et distincts, parce que telle est peut-être notre nature que nous nous sommes trompés dans les choses les plus évidentes, et par conséquent que nous n'avions pas une véritable science, mais une simple persuasion, lorsque nous les avons tirées de ces principes; ce que je fais pour mettre une distinction entre la persuasion et la science. La première se trouve en nous, lorsqu'il reste encore quelque raison qui peut nous porter au doute; et la seconde, lorsque la raison de croire est si forte qu'il ne s'en présente jamais de plus puissante, et qui est telle enfin que ceux qui ignorent qu'il y a un Dieu ne sauraient en avoir de pareille mais quand on a une fois bien compris les raisons qui persuadent clairement l'existence de Dieu, et qu'il n'est point trompeur, quand même on ne ferait plus attention à ces principes évidents, pourvu qu'on se ressouvienne de cette conclusion, Dieu n'est pas trompeur, on aura non-seulement la persuasion, mais encore la véritable science de cette conclusion et de toutes les autres dont on se souviendra avoir eu autrefois des raisons fort claires.

A M. M***

Sur un passage de saint Augustin.

Vous m'avez obligé de m'avertir du passage de saint Augustin auquel mon je pense, donc je suis, a quelque rapport; je l'ai été lire aujourd'hui en la bibliothèque de cette ville, et je trouve véritablement qu'il s'en sert pour prouver la certitude de notre être, et ensuite pour faire voir qu'il y a en nous quelque image de la Trinité, en ce que nous sommes, nous savons que nous sommes, et nous aimons cet être et cette science qui est en nous; au lieu que je m'en sers pour faire connaître que ce moi qui pense est une substance immatérielle, et qui n'a rien de corporel, qui sont deux choses fort différentes; et c'est une chose qui de soi est si simple et si naturelle à inférer qu'on est, de ce qu'on doute, qu'elle aurait pu tomber

DESCARTES.

CEUVRES CHOISIES.

11

sous la plume de qui que ce soit; mais je ne laisse pas d'être bien aise d'avoir rencontré avec saint Augustin, quand ce ne serait que pour fermer la bouche aux petits esprits qui ont tâché de regabeler sur ce principe. Le peu que j'ai écrit de métaphysique est déjà en chemin pour aller à Paris, où je crois qu'on le fera imprimer; et il ne m'en est resté ici qu'un brouillon si plein de ratures que j'aurais moi-même de la peine à le lire, ce qui est cause que je ne puis vous l'offrir; mais sitôt qu'il sera imprimé, j'aurai soin de vous en envoyer des premiers, puisqu'il vous plaît me faire la faveur de le vouloir lire, et je serai fort aise d'en apprendre votre jugement.

A UN R. P. JÉSUITE1

Sur l'existence de Dieu, les idées, le libre arbitre, les vérités éternelles.

Mon révérend Père,

Mai 1644.

Je sais qu'il est très-malaisé d'entrer dans les pensées d'autrui, et l'expérience m'a fait connaître combien les miennes semblent difficiles à plusieurs, ce qui fait que je vous ai grande obligation de la peine que vous avez prise à les examiner; et je ne puis avoir que très-grande opinion de vous, en voyant que vous les possédez de telle sorte qu'elles sont maintenant plus vôtres que miennes. Et les difficultés qu'il vous a plu me proposer sont plutôt dans la matière et dans le défaut de mon expression, que dans aucun défaut de votre intelligence; car vous avez joint la solution des principales, mais je ne laisserai pas de dire ici mes sentiments de toutes.

J'avoue bien que dans les causes physiques et morales, qui sont particulières et limitées, on éprouve souvent que celles qui produisent quelque effet ne sont pas capables

1. Les derniers mots de cette let- | tre, où M. Descartes prie celui à qui il écrit de ne pas se donner la peine de lui envoyer ce qu'il a écrit sur ses

Méditations, font connaitre que cette lettre est adressée au P. Mesland. » (Note de l'exemplaire de l'Institut.)

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