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M. le Duc. Le monde dont on vous parle, madame, est un conti. nent nommé l'Amérique, presque aussi grand que l'Asie, l'Europe, et l'Afrique ensemble, et dont on a des nouvelles beaucoup plus certaines que de celui d'où vous venež.

Tullia. Comment! nous qui nous appelions les maîtres de l'univers, nous n'en aurions donc possédé que la moitié? cela est humiliant.

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Le Savant, piqué de ce que madame Tullia avait trouvé ses vers mauvais, lui répliqua brusquement: Vos Romains, qui se vantaient d'être les maîtres de l'univers, n'en avaient pas conquis la vingtième partie: nous avons à présent au bout de l'Europe un empire qui est plus vaste lui seul que l'empire Romain; encore est-il gouverné par une femme*, qui a plus d'esprit que vous, qui est plus belle que vous, et qui porte des chemises. Si elle lisait mes vers, je suis sûr qu'elle les trouverait bons

Madame la marquise fit taire le savant qui manquait de respect à une dame Romaine, à la fille de Cicéron. M. le duc expliqua comment on avait découvert l'Amérique, et tirant sa montre à laquelle pendait galamment une petite boussole, il lui fit voir que c'était avec une aiguille qu'on était arrivé dans un autre hémisphère. La surprise de la Romaine redoublait à chaque mot qu'on lui disait, et à chaque chose qu'elle voyait. Elle s'écria enfin: Je commence à craindre que les modernes he l'emportent sur les anciens; j'étais venue pour m'en éclaircir, et je sens que je vais rapporter de tristes nouvelles à mon père.

Voici ce que lui répondit M. le Duc. Consolez-vous, madame; nul homme n'approche parmi nous de votre illustre père, pas même l'auteur de la Gazette Ecclésiastique, ou celui du Journal Chrétien ; nul homme n'approche de César avec qui vous avez vécu, ni de vos Scipions qui l'avaient précédé. Il se peut que la nature forme aujourd'hui, comme autrefois, de ces ames sublimes; mais ce sont de beaux gérmes qui ne viennent point à maturité dans un mauvais terrain.

Il n'en est pas de même des arts et des sciences; le temps et d'heureux hasards les ont perfectionnés. Il nous est plus aisé, par exemple, d'avoir des Sophocles et des Euripides, que des personnages semblables à monsieur votre père, parce que nous avons des theâtres, et que nous ne pouvons avoir de tribune aux harangues. Vous avez sifflé la tragédie de Catilina: quand vous verrez jouer Phèdre, vous conviendrez peut-être que le rôle de Phèdre dans Racine est prodigieusement supérieur au modèle que vous connaissez dans Euripide. J'espère que vous conviendrez que notre Molière l'emporte sur votre Térence. J'aurai l'honneur, si vous le permettez, de vous donner la main à l'opéra, et vous serez étonnée d'entendre chanter en parties. C'est encore là un art qui vous est inconnu.

Voici, madame, une petite lunette: ayez la bonté d'appliquer votre œil à ce verre, et regardez cette maison qui est à une lieue.

Tullia. Par les dieux immortels! cette maison est au bout de ma lunette, et beaucoup plus grande qu'elle ne paraissait !

M. le Duc. Eh bien, madame, c'est avec ce joujou que nous avons vu de nouveaux cieux, comme c'est avec une aiguille que nous avons connu

Catherine II.

un nouvel hémisphère. Voyez-vous cet autre instrument verni dans lequel il y a un petit tuyau de verre proprement enchassé? C'est cette bagatelle qui nous a fait découvrir la quantité juste de la pesanteur de l'air.

Enfin, après bien des tâtonnemens, il est venu un homme qui a découvert le premier ressort de la nature, la cause de la pesanteur, et qui a démontré que les astres pèsent sur la terre, et la terre sur les astres. Il a parfilé la lumière du soleil, comme nos dames parfilent une étoffe d'or. Tullia. Qu'est-ce que parfiler, monsieur?

M. le Duc. Madame, l'équivalent de ce mot ne se trouve pas dans les oraisons de Cicéron. C'est effiler une étoffe, la détisser fil à fil, et en séparer l'or; c'est ce que Newton a fait des rayons du soleil; les astres lui ont été soumis; et un nommé Locke en a fait autant de l'entendement humain.

Tullia. Vous en savez beaucoup pour un duc ét pair; vous me paraissez plus savant que ce savant qui veut que je trouve ses vers bons, et vous êtes beaucoup plus poli que lui.

M. le Duc. Madame, c'est que j'ai été mieux élevé; mais pour ma science, elle est très-commune : les jeunes gens, en sortant des écoles, en savent plus que tous vos philosophes de l'antiquité. C'est dommage seulement que nous ayons, dans notre Europe, substitué une demidouzaine de jargons très-imparfaits à la belle langue Latine, dont votre père fit un si admirable usage: mais avec des instrumens grossiers, nous n'avons pas laissé de faire de très-bons ouvrages, même dans les belles-lettres.

Tullia. Il faut que les nations qui ont succédé à l'empire Romain, aient toujours vécu dans une paix profonde, et qu'il y ait eu une suite continue de grands hommes depuis mon père jusqu'à vous, pour qu'on ait pu inventer tant d'arts nouveaux, et que l'on soit parvenu connaître si bien le ciel et la terre.

M. le Duc. Point du tout, madame, nous sommes des barbares qui sommes venus presque tous de la Scythie détruire votre empire, et les arts et les sciences. Nous avons vécu sept à huit cents ans comme des sauvages; et pour comble de barbarie, nous avons été inondés d'une espèce d'hommes, nommés les moines, qui ont abruti dans l'Europe le genre humain que vous aviez éclairé et subjugué. Ce qui vous étonnera, c'est que dans les derniers siècles de cette barbarie, c'est parmi ces moines mêmes, parmi ces ennemis de la raison, que la nature a suscité des hommes utiles. Les uns ont inventé l'art de secourir la vue affaiblie par l'âge; les autres ont pétri du salpêtre avec du charbon, et cela nous a valu des instrumens de guerre, avec lesquels nous aurions exterminé les Scipions, Alexandre, et César, et la phalange Macédonienne et toutes vos légions; ce n'est pas que nous soyons plus grands. capitaines que les Scipions, Alexandre, et César, mais c'est que nous avons de meilleures armes.

Tullia. Je vois toujours en vous la politesse d'un grand seigneur, avec l'érudition d'un homme d'état ; vous auriez été digne d'être sénateur Romain.

M. le Duc. Ah! madame, vous êtes bien plus digne d'être à la tête de notre cour,

Mde de Pom. Madame aurait été trop dangereuse pour moi. Tullia. Consultez vos beaux miroirs faits avec du sable, et vous verrez que vous n'auriez rien à craindre. Eh bien, monsieur, vous disiez donc le plus poliment du monde, que vous en savez beaucoup plus que nous. M. le Duc. Je disais, madame, que les derniers siècles sont toujours plus instruits que les premiers, à moins qu'il n'y ait eu quelque révolution générale qui ait absolument détruit tous les monuimens de l'antiquité. Nous avons eu des révolutions horribles, mais passagères; et dans ces orages, on a été assez heureux pour conserver les ouvrages de votre père, et ceux de quelques autres grands hommes : ainsi le feu sacré n'a jamais été totalement éteint, et il a produit à la fin une lumière presque universelle. Nous sifflons les scholastiques, barbares qui ont régné long-temps parmi nous; mais nous respectons Cicéron et tous les anciens qui nous ont appris à penser. Si nous avons d'autres lois de physique que celles de votre temps, nous n'avons point d'autres règles d'éloquence; et voilà peut-être de quoi terminer la querelle entre les anciens et les modernes.

Toute la compagnie fut de l'avis de M. le duc. On alla ensuite à l'opéra de Castor et Pollux. Tullia fut très-contente des paroles et de la musique, quoi qu'on die. Elle avoua qu'un tel spectacle valait mieux qu'un combat de gladiateurs. Le même.

Caractère des Français.

De tous les peuples le Français est celui dont le caractère a dans tous les temps éprouvé le moins d'altération. On retrouve les Français d'aujourd'hui dans ceux des croisades, et en remontant jusqu'aux Gaulois on y remarque encore beaucoup de ressemblance. Cette nation a toujours été vive, gaie, brave, généreuse, sincère, présomptueuse, inconstante, avantageuse, inconsidérée. Ses vertus partent du cœur, ses vices ne tiennent qu'à l'esprit, et ses bonnes qualités corrigeant ou balançant les mauvaises, toutes concourent peut-être également à rendre le Français de tous les peuples le plus sociable.

Le grand défaut du Français est d'être toujours jeune, et presque jamais homme; par là il est souvent plus aimable, et rarement sûr; il n'a presque point d'âge mûr, et passe de la jeunesse à la caducité.Nos talens s'annoncent de bonne heure; on les néglige long-temps par dissipation, et à peine commence-t-on à vouloir en faire usage, que leur temps est passé; il y a peu d'hommes parmi nous qui puissent s'appuyer de l'expérience.

Il est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver, sans que le cœur se corrompe et que le courage s'altère; qui allie les qualités héroïques avec le plaisir, le luxe, et la mollesse; ses vertus ont peu de consistance, ses vices n'ont point de racine. Le caractère d'Alcibiade n'est pas rare en France. Le déréglement des mœurs et de l'imagination ne donne point atteinte à la franchise et à la bonté naturelle du Français. L'amour-propre contribue à le rendre aimable: plus il croit plaire, plus.

il a de penchant à aimer. La frivolité qui nuit au développement de ses talens et de ses vertus, le préserve en même temps des crimes noirs et réfléchis: la perfidie lui est étrangère, et il est emprunté dans l'intrigue. Si l'on a quelquefois vu chez lui des crimes odieux, ils ont disparu plutôt par le caractère national, que par la sévérité des lois. Duclos.

Les mêmes.

Voyagez beaucoup, et vous ne trouverez pas de peuple aussi doux, aussi affable, aussi franc, aussi poli, aussi spirituel, aussi galant que le Français; il l'est quelquefois trop, mais ce défaut est-il donc si grand? Il s'affecte avec vivacité et promptitude, et quelquefois pour des choses très-frivoles, tandis que des objets importans, ou le touchent peu, ou n'excitent que sa plaisanterie. Le ridicule est son arme favorite, et la plus redoutable pour les autres et pour lui-même. Il passe rapidement du plaisir à la peine, et de la peine au plaisir. Le même bonheur le fatigue. Il n'éprouve guère de sensations profondes. Il s'engoue, mais il n'est ni fantasque, ni intolérant, ni enthousiaste. Il ne se mêle janais d'affaires d'état que pour chansonner ou dire son épigramme sur les ministres. Cette légèreté est la source d'une espèce d'égalité dont il n'existe aucune trace ailleurs: elle met de temps en temps l'homme du commun qui a de l'esprit au niveau du grand seigneur; c'est en quelque sorte un peuple de femmes: car c'est parmi les femmes qu'on découvre, qu'on entend, qu'on aperçoit à côté de l'inconséquence, de la folie, et du caprice, un mouvement, un mot, une action forte et sublime. Il a le tact exquis, le goût très-fin; ce qui tient au sentiment de l'honneur, dont la nuance se répand sur toutes les conditions et sur tous les objets. Il est brave. Il est plutôt indiscret que confiant, et plus libertin que voluptueux. La sociabilité qui le rassemble en cercle nombreux, et qui le promène en un jour en vingt cercles différens, use tout pour lui en un clin d'œil, ouvrages, nouvelles, nodes, vices, vertus. Chaque semaine a son héros en bien comme en mal'; c'est la contrée où il est le plus facile de faire parler de soi, et le plus difficile d'en faire parler long-temps. Il aime les talens en tout genre; et c'est moins par les récompenses du gouvernement que par la considération populaire qu'ils se soutiennent dans son pays. I honore de génie, il se familiarise trop aisément; ce qui n'est pas sans inconvénient pour lui-même, et pour ceux qui veulent se faire respecter. Le Français est avec vous ce que vous désirez qu'il soit; mais il faut se tenir avec lui sur ses gardes. Il perfectionne tout ce que les autres inventent. Tels sont les traits dont il porte l'empreinte, plus ou moins marquée, dans les contrées qu'il visite plutôt pour satisfaire sa curiosité, que pour ajouter à son instruction, aussi n'en rapporte-t-il que des prétentions. Il est plus fait pour l'amusement que pour l'amitié. Il a des connaissances sans nombre, et souvent il meurt seul. C'est l'être de la terre qui a le plus de jouissances et le moins de regrets. Comme

il ne s'attache à rien fortement, il a bientôt oublié ce qu'il a perdu. Il possède supérieurement l'art de remplacer, et il est secondé dans cet art par tout ce qui l'environne. Si vous en exceptez cette prédilection offensante qu'il a pour sa nation, et qu'il n'est pas en lui de dissimuler, il me semble que le jeune Français, gai, léger, plaisant, et frivole, est P'homme aimable de sa nation; et que le Français mûr, instruit, et sage, qui a conservé les agrémens de sa jeunesse, est l'homme aimable et estimable de tous les pays.

Giton et Phédon, ou le Riche et le Pauvre.

Raynal

Giton a le teint frais, le visage plein, et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée: il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit : il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut; il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe, à table et à la promenade, plus de place qu'un autre; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règlent sur lui: il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole: on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi long-temps qu'il veut parler, on est de son avis; on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'asseoit, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté, ou par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps: il se croit des talens et de l'esprit; il est riche.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec, et le visage maigre: il dort peu, et d'un sommeil fort léger: il est abstrait, rêveur, et il a, avec de l'esprit, l'air d'un stupide: il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événemens qui lui sont connus; et, s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal; il croit peser à ceux à qui il parle: il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point Tire: il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis, il court, il vole pour leur rendre de petits services: il est complaisant, flatteur, empressé: il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide: il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre: il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir, il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place, il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu, il se replie, et se renferme dans son manteau: il n'y a point de galeries si embarrassées et si

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