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consentit aux dragonnades et donna ainsi à la Prusse les meilleurs des enfants protestants de la France:

Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu'il a beaucoup aimé Molière.

V

MOLIÈRE COMÉDIEN.

'EST une question curieuse et intéressante à résoudre que celle de savoir si Molière fut un bon comédien. La question est à peine faite, d'ailleurs, qu'elle se trouve résolue. Tous les contemporains, voire les ennemis, s'accordent à reconnaître que Molière fut un comédien excellent. On le trouvait cependant inférieur dans les rôles tragiques, et même exécrable dans les personnages de la tragédie; mais M. Régnier, l'éminent comédien, nous faisait remarquer avec beaucoup de justesse qu'il doit y avoir là exagération, car Baron, le premier des grands acteurs tragiques français, j'entends le le premier en date, était élève de Molière. Sans doute, le jeu de Molière, qui devait avant tout s'attacher au naturel (nous le verrons tout à l'heure), semblait fort inférieur à des spectateurs habitués à la boursouflure et aux gestes pompeux des Montdori et des Beauchâteau. « Mais, comme dit Molière dans sa Critique de l'École des femmes, il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune,

accuser le Destin, et dire des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde... C'est une étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens. >> Ce qu'il dit là de la tragédie en général, il le pensait, sans doute, de la façon même de jouer la tragédie. Ses rivaux devaient être plus ronflants; il était, lui, plus naturel.

Ce qui est fort imprévu, c'est que Shakspeare, l'acteur-auteur, devait avoir les mêmes qualités que Molière, en tant que comédien.

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On n'a point, il est vrai, pour Shakspeare, les documents et les données que l'on possède pour Molière; mais il est évident qu'en tenant compte de l'état d'enfance, de balbutiement, où se trouvaient la mise en scène et le jeu des acteurs aussi, sans doute, du temps de Shakspeare, l'auteur d'Othello devait être un comédien de talent. On le trouvait surtout admirable dans l'Ombre du père d'Hamlet, et, à dire vrai, il ne faut pas être médiocre pour interpréter un tel personnage. Toujours estil que, pour Shakspeare comme pour Molière, l'idéal rêvé était le naturel. Il est fort intéressant, pour preuve à ce que j'avance, de comparer justement les conseils que Molière donne aux comédiens dans l'Impromptu de Versailles à ceux que donne Shakspeare à ses acteurs, au troisième acte d'Hamlet. Ce sont les mêmes idées, exprimées de façons différentes.

Molière déteste le ton outré, les postures exagérées, les temps d'arrêt qui attirent l'approbation el font faire le brouhaha. Shakspeare s'élève de même contre les bourreaux des vers et les déclamateurs à allures boursouflées :

« Dites ce discours, je vous prie, comme je l'ai prononcé devant vous, recommande Hamlet à ses comédiens; dites-le en le laissant légèrement courir sur la langue; mais, si vous le déclamez à plein gosier, comme font tant de nos acteurs, j'aimerais autant que mes vers fussent hurlés par le crieur de la ville. N'allez pas non plus trop scier l'air en long et en large, avec votre main, comme cela; mais usez de tout sobrement, car dans le torrent, dans l'orage de votre passion, vous devez encore garder une modération qui puisse lui donner une certaine douceur. Cela me navre d'entendre un robuste gaillard, chargé d'une perruque, déchiqueter une passion, la déchirer, la mettre en haillons pour fendre les oreilles du parterre, qui n'aime d'ordinaire qu'une absurde pantomime ou quelque chose de très-bruyant. »>

Ainsi, pour ces deux hommes, l'Anglais du XVIe siècle et le Français du xvi1° siècle, le but est le même, le but du théâtre est de présenter, comme dit Shakspeare, un miroir à la nature. Shakspeare raille les comédiens de son temps, qui se carraient et beuglaient. Molière se moque de ce roi bien entripaillé qui fait ronfler les hémistiches. Que devient ainsi la théorie émise récemment par M. Victor

Hugo, qui veut qu'on admire surtout dans Shakspeare ou dans Eschyle en particulier, et dans le génie en général, la monstruosité?

Les monstruosités de Shakspeare tiennent à son temps; son génie tient à lui-même et à son respect de la nature.

Molière donc était fort bon comédien et avait sur son art des idées tout à fait sensées et tout à fait justes. Certes, il n'était pas homme à ne pas appliquer ses théories, et on devait s'attendre à ce qu'il eût pour lui-même les sévérités qu'il avait pour les autres. « Ah! le chien! Ah! le bourreau ! » s'écriait-il un jour, parlant à Champmeslé dans les coulisses de son théâtre, tandis qu'un de ses comédiens écorchait Tartuffe sur la scène. Il avait fait de longs efforts pour se débarrasser d'une certaine volubilité de la langue qui affectait son débit lorsqu'il avait abordé le théâtre. Il s'était donc volontairement imposé une sorte de hoquet, dont parlent tous ses contemporains, et qui lui servait à scander sa phrase, à se contraindre luimême à un débit moins précipité. Le vieux comédien Marcel a donné à La Martinière maintes traditions sur le jeu de Molière, et c'est lui qui nous apprend, par exemple, que Molière « entrait dans tous les détails de l'action, » c'est-à-dire qu'il n'oubliait ni un tic, ni une ride, ni un geste. « Il est vrai, ajoute-t-il, qu'il n'était bon que pour représenter le comique. » C'est toujours le même reproche, celui qu'on a adressé au théâtre de

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