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VII

LES PORTRAITS DE MOLIÈRE.

E ne sont pas seulement des portraits peints ou gravés dont je veux parler, mais de ces portraits à la plume que tracent les contemporains, amis et ennemis. Le plus curieux de tous, peutêtre, celui où je retrouve, avec l'accent le plus vivant, le contemplateur, ce n'est pas celui de Mlle Paul Poisson, fille de Du Croisy, que je citais dans une note du chapitre premier, c'est le portrait qu'a tracé de Molière l'auteur de Zélinde, ou la véritable critique de l'École des femmes. L'auteur de cette comédie est peut-être Jean Donneau de Visé, je ne saurais l'affirmer en aucune façon, mais, à coup sûr, c'est un peintre rapide et définitif. En parlant de La Fontaine, il l'appelle, en passant, « un poëte à dentelle et à grands cheveux, » et ne croit-on pas apercevoir La Fontaine? Or, voici ce que dit de Molière dans cette comédie de Zélinde un personnage, Argimon, un marchand :

« Je l'ai trouvé sur ma boutique, dans la posture d'un homme qui rêve. Il avoit les yeux collez

sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandoient des dentelles; il paroissoit attentif à leurs discours et il sembloit, par le mouvement de ses yeux, qu'il regardoit jusqu'au fond de leurs âmes pour y voir ce qu'elles ne disoient pas; je crois mesme qu'il avoit des tablettes et qu'à la faveur de son manteau, il a escrit, sans estre aperçeu, ce qu'elles ont dit de plus remarquable. »>

Est-il possible d'oublier ces yeux collez, ce regard qui va jusqu'au fond des âmes? Molière n'est-il point là peint de pied en cap?

Le célèbre portrait du Louvre, attribué pendant fort longtemps à Mignard, ne nous rend pas mieux que ces quelques lignes la physionomie pensive de Molière. Le buste de Houdon (j'en ai vu chez M. Paul Lacroix un original vraiment fort beau), ce buste où Molière tourne de côté son regard mélancolique et sourit de ses grosses lèvres plus tristes encore que railleuses, n'est pas plus vivant que ce fragment d'une comédie oubliée.

Mais de tous les portraits de Molière, peutêtre préféré-je celui que peignit Mignard et que M. Étienne Arago acheta 6,500 francs (on en voulait 7,500 francs) à la vente Vidal, pour le compte de la Comédie-Française. C'est une admirable toile, d'une remarquable intensité de vie, et qu'on n'oublie pas dès qu'on l'a vue.

Ce n'est plus là le Molière attristé, consumé et ravagé que nous connaissions par le portrait du Louvre, c'est un Molière plus jeune, non pas sou

riant, mais moins amer, plus confiant, regardant avec une sorte de défi cette existence qu'il contemplera bientôt avec abattement.

Sur ce portrait, Molière a dépassé la trentaine; c'est un homme vigoureux, ardent, levant ses grands yeux inquisiteurs sur les hommes et sur les choses. C'est « l'acteur » que nous a peint Mignard. Molière, dans le costume de César de la Mort de Pompée, est représenté en toge rouge, le bâton de commandement à la main. Le bras et le cou sont nus. Sauf la longue perruque couronnée de laurier, c'est le costume romain dans son intégrité, et c'est chose curieuse à noter que Molière, qui, auteur dramatique, introduisit la réalité dans la comédie, acteur, ait voulu l'introduire aussi dans la tragédie. Son costume est, en effet, à peu de chose près, exact, authentique. Molière avait rêvé ce que Talma accomplit plus tard.

Ce portrait date de l'arrivée de Molière à Paris. Il ne joua guère en effet de tragédie qu'à cette époque. C'est une bonne fortune pour la ComédieFrançaise que la possession d'un tel chef-d'œuvre. Non-seulement l'œuvre d'art est superbe, d'une conservation parfaite, quelques repeints exceptés, dans le bras, mais encore c'est là comme une page d'histoire. On s'imagine, en la voyant, Molière portant déjà son monde dans sa tête et songeant enfin à l'animer. Et c'est ce regard qui confond de grands yeux enflammés, à prunelles ardentes. Tout le visage d'ailleurs exprime un

bouillonnement intérieur, une soif de lutte, une certaine appréhension, l'émotion de la veillée des armes, mais aussi la conscience même de la force. Les narines du comédien qui va entrer en scène, de l'auteur qui va faire mouvoir ses personnages, battent comme des naseaux qui sentent l'odeur de la poudre. Et cette bouche ironique et confiante à la fois, regardez-la; regardez cette lèvre supérieure, arquée comme celle d'Alceste, cette lèvre inférieure déjà lasse et froncée comme celle d'Arnolphe. Tout cela est vivant.

C'est bien ainsi qu'on pouvait imaginer l'auteur de Don Juan et du Misanthrope.

On peut cependant reprocher à ce portrait de nous rendre le comédien et non l'homme; dans une étude spéciale et fort étudiée de M. Henri Lavoix sur les Portraits de Molière1, le critique passe en revue ceux des portraits de Molière qui peignent plus nettement sa physionomie personnelle. Le portrait de Molière debout, dans son costume de l'École des femmes, nous rend, par exemple encore, le comédien jouant ses propres pièces. Il est détaché d'un cadre où figurent, à côté du grand comique, des bouffons à la mode : Turlupin, Gaultier-Garguille, Jodelet, GuillotGorju et d'autres. Une inscription court le long de la peinture et dit : Farceurs français et italiens depuis soixante ans et plus, peints en 1670.

1. Gazette des Beaux-Arts, no du 1er mars 1872.

Etrange promiscuité qui place ainsi un tel homme à côté d'un farceur plus ou moins illustre, le Matamore ou Tabarin !

Un autre portrait de Molière, plus intéressant parce qu'il est plus intime, est le portrait, aujourd'hui perdu, que peignit Mignard et que grava Nolin en 1685. Celui-là est vraiment une page d'histoire et, pour la critique littéraire, il est, psychologiquement, d'une utilité évidente. C'est Molière chez lui qu'il nous représente, Molière assis, la plume d'une main, un livre de l'autre, et songeant ou plutôt écrivant. Une robe de chambre à longs plis, boutonnée aux manches et ourlée d'une manchette en dentelle, enveloppe Molière assis dans une chaise de cuir à dos carré. La vaste coiffure du temps de Louis XIV couvre le front pensif et ridé du poëte. Molière a, dès longtemps, sur cette peinture, dépassé la quarantaine. Le chagrin a creusé et miné ces traits mâles et bons. Un sourire ou plutôt un rictus d'une mélancolie apaisée relève ces lèvres honnêtes que surmonte en les estompant une petite moustache. Ce Molière calme, grave, laborieux, souffrant, c'est bien là le Molière que nous nous imaginons, étudiant les hommes sans les haïr, combattant le mal avec courage, célébrant le bien avec amour, sage conseiller, ami dévoué, époux incompris, se consolant avec ses réflexions intimes de ses dures épreuves publiques et vivant non pas heureux, mais silencieux, dans son logis

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