Images de page
PDF
ePub

la vie de l'humanité. Et ce mot seul, l'humanité, que Molière mit dans la bouche de son Don Juan, ne dénote-t-il point le penseur, le précurseur, l'homme des temps à venir, et ne caractériset-il pas ce génie purement humain? De pareils traits d'ailleurs, qui ouvrent de telles perspectives, ne sont pas rares dans son œuvre, et pour n'en citer qu'un, le monde moderne, épris d'égalité, ne doit-il pas regarder comme un des siens le poëte qui, en plein xvIIe siècle, s'est vaillamment écrié :

La naissance n'est rien où la vertu n'est pas?

L'auteur du Vieux Cordelier, Camille Desmoulins, n'a pas craint d'écrire un jour que Molière a peint dans le Misanthrope un portrait de républicain, Alceste. Camille ajoute que Philinte n'est qu'un feuillant. Toujours est-il que l'âme haute de Molière était aussi lasse que le bilieux et superbe Saint-Simon, ou que le vigoureux La Bruyère, des intrigues et des bassesses de la cour. « Vous me félicitez du Tartuffe, disait-il à ses amis, que direz-vous donc quand vous aurez entendu mon Homme de cour? » L'œuvre ne fut pas achevée, et elle est malheureusement perdue, mais l'esprit indépendant, ennemi de toute tyrannie, de Molière, est épars dans le théâtre entier de ce grand homme.

Au reste, et encore un coup, Molière est le représentant le plus élevé de l'esprit français, avec

ses étroitesses, mais ses honnêtetés, avec sa haine du précieux, du boursouflé, de l'obscur, et sa soif de clarté, son avidité de lumière. Voilà bien pourquoi nous l'aimons, et ce serait peu de l'aimer, voilà pourquoi nous le préférons. Nous avons trop négligé, depuis cinquante ans, le culte de la tradition nationale en littérature. Le romantisme, -à qui nous devons, ce qui l'absout, des merveilles de poésie lyrique, — le romantisme qui nous ouvrit, il faut le reconnaître, des mondes nouveaux, nous y retint malheureusement prisonniers. On pouvait fort bien étudier les littératures étrangères sans leur sacrifier notre propre tempérament. C'est ce qu'un éminent critique, M. Philarète Chasles, a su faire. Mais imiter, mais vêtir à l'allemande, l'espagnole ou à l'italienne la pensée française, c'était une autre espèce d'apostasie. Les poëtes ont trop souvent quitté la braie gauloise pour le pourpoint castillan; nous avons assisté à une sorte de travestissement douloureux. A ce jeu, une nation perdrait, en moins de cent ans, son originalité et son génie. Le pauvre Alfred de Musset l'avait bien senti, lui qui réagit si bravement, en enfant terrible, au nom du génie français, contre les exagérations exotiques.

Revenons donc, revenons en hâte aux vrais fils des Gaules, à Rabelais, le bon sens sublimé, à Montaigne, cet Athénien gascon, à La Fontaine, le plus admirable des conteurs et des peintres, à Corneille, qui retrouve l'accent français jusque

dans le Forum romain, à tous ceux qui ont dans les veines, dans le cœur, dans la voix cet accent particulier qui rendit à la fois redoutable et éclatant comme l'acier sans tache l'esprit français, cet esprit alerte et militant, armé à la légère, et brillant comme une guêpe dans un rayon de soleil. Le XVIIe siècle avait donné à cet esprit la noblesse, le XVIIIe siècle lui donna la puissance. Voltaire, Diderot, Beaumarchais sont de la race élue qui est la nôtre. C'est à eux aussi qu'il faut demander le secret de cette régénération intellectuelle et matérielle si ardemment poursuivie.

La France, pareille à Antée, n'a qu'à toucher son sol pour retrouver de nouvelles forces, ou plutôt elle ressemble à une convalescente à qui la source pure du pays natal rendrait enfin la santé ; - et cette source non tarie, c'est la source claire, limpide, savoureuse, où puisa Molière, c'est l'impérissable esprit français, qui avait fait de notre patrie le « soldat de Dieu », disait Shakspeare, et nous ajouterons avec Molière « le soldat de l'humanité. >>

APPENDICE.

I

LA TROUPE DE MOLIÈRE.

PRÈS avoir parlé de Molière, il est juste de parler un peu de ses collaborateurs, j'entends des comédiens qui partagèrent avec lui les fatigues des premières années de luttes et les succès des années de gloire. Les ouvrages excellents de MM. Bazin, Soleirol, Hillemacher, fournisser.t sur les acteurs de la troupe de Molière des détails intéressants et bons à retenir. M. Ch. Louandre, dans l'édition qu'il a donnée des œuvres de Molière (Bibliothèque-Charpentier), a consacré une longue note à la troupe du grand comique. Mais c'est surtout au volume (avec figures) de M. F. Hilemacher qu'il faut demander des renseignements en un tel sujet 1.

1. Galerie historique des portraits des comédiens de la troupe de Molière (Lyon, Nicolas Scheuring, in-8. 1869, 2e édit.).

Lorsque Molière parcourait la province, sa troupe, qu'il est bien difficile de reconstituer pour cette époque de débuts, comprenait, d'après Grimarest, les deux frères Jacques et Louis Béjart, Madeleine Béjart, femme entendue et véritable directrice, qui remaniait parfois les pièces selon les nécessités de la mise en scène, Du Parc, dit Gros-René, et la Du Parc, la de Brie et son mari, en outre le fameux pâtissier-poëte de la rue Saint-Honoré, François Ragueneau, que d'Assoucy a raillé comme faiseur de petits pâtés et moucheur de chandelles. On a trouvé encore, à la vente des livres de M. Soleirol, une liste de la distribution des rôles de la tragédie d'Andromède (de Corneille), liste écrite de la main même de Molière et qui avait appartenu à Pont de Vesle. Cette liste nous apprend que Du Parc, de Brie, l'Eguisé, Béjart, de Vaucelles, Dufresne, Molière, Chasteauneuf et l'Estang, puis Mlles Béjart, de Brie, Hervé, Menou, Magdelon et Vaucelles, faisaient, vers 1650, partie de la troupe ambulante de Molière.

Mais, pour nous en tenir à ce qu'on pourrait appeler la troupe fixe de Molière, la troupe du Palais-Royal, nous allons donner rapidement quelques détails sur les comédiens et les comédiennes qui en firent partie.

BÉJART (Joseph), l'aîné (1645-1659), le frère aîné des sœurs Béjart. - - Joua avec Molière et Du Parc au Jeu de Paume de la Croix-Blanche, sur

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »