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nationale à une donnée puisée en dehors de son temps et de son pays.

« Il a fait aussi plus d'un emprunt à la comédie espagnole; mais avec quel art infini il a su franciser ces figures, et les faire se mouvoir dans une action nouvelle! De même pour la comédie italienne qu'il avait eu occasion d'étudier sur le vif à Paris même. Mais qui donc voudra reprocher à Molière d'avoir enrichi ainsi la scène française et de l'avoir dégagée des réminiscences italiennes du même coup?

« Ses imitations de poëtes étrangers et ses essais malheureux dans la tragédie ont occupé Molière jusqu'à sa quarantième année. Jusqu'alors, il doutait encore de lui-même, en proie aux soucis et aux contrariétés, allant de province en province... Le premier effort de son génie se manifesta d'une façon encore bien modeste dans le Dépit amoureux. Là encore il s'appuie sur une donnée étrangère, mais il puise dans sa propre expérience tous les chagrins, toutes les disputes, tous les orages d'un nouvel amour; c'est seulement à son retour à Paris, dans la plénitude de l'âge mûr, qu'il se décide à peindre l'homme sur le vif. Alors il enferme les anciens dans sa bibliothèque, il jette par-dessus bord les figures clichées du théâtre italien et choisit même la prose en lieu et place du langage obligatoire des vers; puis, avec une hardiesse dont ses contemporains n'ont pu revenir de longtemps, il peint tous les travers qui le

frappent dans cette vie de Paris : les modes excentriques, la prétention dans le langage, bref, toute cette éducation faussée qui dominait alors.

« Et ce Molière, qui n'avait en vue, comme nous l'avons fait remarquer, que la création de types essentiellement français, a réussi de la sorte à en former qui sont de tous les pays et de tous les temps. « Nous nous bornons à citer, entre autres figures Tartuffe, l'avare Harpagon, Alceste, George Dandin, etc.

« Est-ce que ce rôle du Bourgeois gentilhomme, ce parvenu transporté d'enthousiasme lorsque son professeur lui révèle qu'il faisait de la prose sans le savoir, ne semble pas copié sur le premier venu de nos hauts barons de la finance?

« Quelle superbe collection de bas-bleus dans les Femmes savantes, quel modèle de coquette que la Célimène du Misanthrope! Y a-t-il rien qui soit d'un comique plus achevé que la série de pédants boursouflés qu'on nous montre dans la trilogie de l'Amour médecin, du Malade imaginaire et du Médecin malgré lui? La création de l'œuvre de Molière embrasse tout, depuis la simple farce jusqu'à la comédie, qui atteint chez lui des proportions tragiques; presque toujours il a fustigé les folies, les vices, les passions qui forment le lot commun de l'espèce humaine; mais souvent aussi il est descendu en lui-même, et il a mis à nu sa propre souffrance, ouvertement et sans égards pour

lui-même. Oui, certes, on peut dire qu'il a écrit le Misanthrope avec toutes ses larmes et tout son sang.

« Molière avait adopté ce sage principe : « Le « plus grand précepte de tous les préceptes est de « plaire. » Quand une pièce de théâtre a produit son effet, c'est la meilleure preuve qu'elle a été bien faite. Il ne place pas l'idéal de la femme aussi haut que nos poëtes germains; il veut la femme simple, modeste, bienveillante, instruite, mais sachant ne pas se targuer de sa science; en un mot elle doit, selon lui, être telle que la nature l'a créée faite pour les joies du ménage et non pour briller en public. Et c'est avec ce bon sens que Molière s'est attaché à montrer quels sont les devoirs de l'époux, des parents et des enfants, et, de cette sorte, les devoirs essentiels de la société humaine. >>

M. Lauser applique enfin à Molière le mot admirable de Térence : « Homo sum..... » - Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Certes M. Lauser a raison de réclamer Molière pour l'humanité tout entière; mais n'oublions pas qu'il est purement, absolument, vraiment Français par ce bon sens que signale si bien l'écrivain autrichien, et qui fit la force de notre race dans le passé et en refera peut-être la solidité dans l'avenir.

La Comédie-Française a donc laissé, je le répète, à des poëtes et à des acteurs étrangers le

soin de célébrer Molière. Pendant ce temps, nous recherchions, dans nos notes et nos souvenirs, des détails sur cette mort qu'on oubliait ici et qu'on saluait là-bas.

Molière était né au coin de la rue des VieillesÉtuves et de la rue Saint-Honoré, dans une maison aujourd'hui démolie et connue alors sous le nom de la Maison des Singes. Détail curieux : une boulangerie, ouverte depuis peu en face de l'emplacement où naquit, le 14 janvier 1622, JeanBaptiste Poquelin, porte sur son enseigne ce nom populaire A Molière. Quant à la maison où le grand poëte est mort, je crois, avec M. F. Lock, l'auteur du Guide alphabétique des rues et monuments de Paris, que c'est bien la maison de la rue de Richelieu qui porte le n° 341. Au coin de cette même rue de Richelieu et du boulevard des Italiens avait aussi demeuré Regnard, et Marivaux habitait également rue de Richelieu vers l'année 1763.

Rien n'est plus tragique que cette agonie de Molière telle que la raconte Grimarest. Elle était cependant absolument prévue. La toux, qui depuis longtemps secouait Molière, avait fort augmenté depuis la dernière année. Ce n'était plus déjà l'homme ni trop gras, ni trop maigre, dont Mlle Poisson, la comédienne, nous a laissé le

1. D'autres prétendent que c'est la maison qui porte aujourd'hui le no 40.

portrait1; sa figure s'était creusée, son corps émacié. Louis Racine raconte, dans ses Mémoires sur la vie et les œuvres de son père, que Boileau, effrayé de cette consomption lente, voulut déterminer Molière à abandonner le théâtre : « Votre santé y dépérit, lui dit-il, le métier de comédien vous épuise; croyez-moi, il faut y renoncer!

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Hélas, lui répondit Molière, c'est le point d'honneur qui m'arrête!

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Et quel point d'honneur? répliqua Boileau; quoi! vous barbouiller la figure d'une moustache de Sganarelle et venir sur un théâtre recevoir des coups de bâton? Voilà un beau point d'honneur pour un philosophe tel que vous! >>

Boileau n'entendait pas ce que voulait dire Molière. Esclave de cette nécessité du métier qui attache le soldat au champ de bataille, le juge à son banc, le peintre à sa palette, l'écrivain à sa plume, le marin à son banc de quart, Molière se sentait lié par le devoir à ses planches poudreuses

1. Ce portrait, le voici : « Molière n'était ni trop gras, ni trop maigre, il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle, il marchait gravement, avait l'air très-sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnait lui rendaient la physionomie très-comique. >> A

ces traits, à cette gravité et à ce sérieux, qui ne reconnaît le contemplateur?

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