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II

LES DÉBUTS DE MOLIÈRE.

ous avons dit comment les comédiens de Molière ont perdu cette occasion de célébrer solennellement le deux centième anniversaire de la mort de Mo

lière, comment ils ont laissé s'écouler, sans la fêter, la Semaine de Molière. Il est juste de reconnaître qu'ils n'ont pas toujours oublié cette date à la fois glorieuse et triste. En 1871, pendant le siége de Paris, lorsqu'arriva la date du 15 janvier, anniversaire de la naissance de Molière, la Comédie-Française ne voulut point la laisser passer sans rendre à l'auteur du Misanthrope l'hommage qui lui est dû. Elle fêta Molière comme d'habitude, au bruit des bombes que lançaient sur Paris les compatriotes de Lessing, de Schiller et de Goethe. M. Gondinet célébra, en quelques strophes, la gloire de celui qui représentait la France éternelle aux yeux de la France martyre et abaissée.

Trois ans auparavant, en janvier 1868, à l'occasion du deux cent quarante-sixième anniversaire de la naissance de Molière, la Comédie-Française

avait donné un à-propos en un acte, la Valise de Molière de M. Édouard Fournier, d'un intérêt tout particulier, puisqu'il promettait aux amateurs, aux moliérophiles, comme on a dit, du Molière inédit.

Ce petit acte contenait, en effet, douze fragments inédits ou peu connus, attribués à Molière avec une certaine vraisemblance. La brochure, que l'auteur fait précéder d'une longue préface explicative et suivre de notes fort nourries, nous apprend d'où viennent ces fragments et nous fait en quelque sorte leur biographie. Il en est que M. Henri de la Garde découvrit chez un libraire d'Avignon et que publia dans le Journal des Débats Joseph d'Ortigues; d'autres que le bibliophile Jacob a dénichés dans les bibliothèques, d'autres enfin que M. Édouard Fournier lui-même a trouvés en furetant çà et là.

Nous ne discuterons pas ici l'authenticité de ces fragments, vers nouveaux ou satiriques, élégies ou chansons, verselets, scènes détachées de comédies inachevées ou de farces comme le Maître d'école, les Docteurs rivaux, etc., que l'auteur de l'à-propos supposait perdus par Molière avec sa valise; M. Fournier n'avait fait, en somme, pour ces miettes de Molière, que ce qu'avait fait, en 1682, Champmeslé pour des scènes détachées du Don Juan de Molière que la police ne voulait point jaisser jouer. Champmeslé les cousit ensemble, tant bien que mal, et les fit représenter avec succès.

Le 15 janvier 1866, M. Alphonse Pagès avait, à peu près de même, rimé un acte en vers, Molière à Pézenas, destiné à servir de prologue à la farce du Médecin volant que l'Odéon représentait alors. Ce Molière à Pézénas était la mise en scène d'un épisode de cette vie de cabotinage que mena le grand homme, au hasard des rencontres et des chemins. Quelle vie heurtée, hérissée de difficultés, de désillusions, abreuvée de souffrances, que celle de ces misérables grands hommes! En est-il un seul parmi nos contemporains qui échangeât volontiers sa gloire contre leur existence? En est-il un seul capable de ces résignations et de cette ténacité? Comment purent-ils conserver leur génie dans leur malheur? Nous abandonnerions volontiers la mêlée après avoir reçu un coup d'épingle; ils y recevaient sans déserter des coups de poignard.

Pour Molière, elles furent longues, ces années de luttes, d'essais, de tentatives. Quatorze ans ! Après avoir tout étudié, tout appris: la théologie, la médecine, le droit (Molière s'était fait, dit Grimarest, recevoir avocat), un beau jour, poussé par la vocation, jeté dans l'aventure par le hasard, peutêtre, d'autres disent par amour pour la Béjart, et c'est bien là le vraisemblable, il abandonne le Palais, où il ne plaida jamais, pour les planches et les coulisses, qu'il ne devait plus quitter. Le voilà sur l'Illustre théâtre, aux tossés de la porte de Nesle. On s'imagine que dès que Molière dut

paraître, dès qu'il donna au public ses premiers essais, fussent-ils informes, on l'accueillit et on lui fit fête. Point. Le public est l'éternel avare, et répond presque toujours à celui qui lui demande l'aumône de la renommée : « Bonhomme, vous repasserez ! »

Molière repassa, mais plus tard, je l'ai dit, près de quinze ans après. Et que de souffrances, en ces quinze années, que de déceptions; toutes les tribulations sinistres de ce que Scarron appelait le Roman comique, la pauvreté à combattre et l'avenir à préparer, les représentations à Bordeaux, en pleine guerre civile, la troupe de Molière chassée par les arquebusades des partisans, les sifflets ici, les injustices là, les mauvais logements, les soirées sans recettes, peut-être les jours sans pain, et, au bout de la route pleine de ronces, Paris dans le rayonnement de sa grandeur !

Il y revint, l'enfant de la halle, et lui aussi dut se sentir joyeux de retrouver son ruisseau de la rue des Vieilles-Étuves. Mais là encore ce n'était ni la gloire, ni la fortune. La foule s'est à la longue habituée à considérer Molière choyé des grands, accueilli à la cour et dînant à la table du roi, où vraisemblablement, malgré les anecdotes et les tableaux, il n'a jamais dîné. Mensonges de la tradition et que l'histoire anéantit. Cette jeunesse de Molière est singulièrement attristée. Quels efforts pour se faire jour! Les rivalités des théâtres voisins empêchent les « journalistes » en renom, ceux

qui donnaient le ton à la ville, de parler de lui; la Gazette de France se tait sur les premières pièces de Molière; Loret, l'homme à la mode, qui rimait l'actualité comme on la chronique aujourd'hui, ne cite jamais le nom de l'auteur nouveau, et lorsqu'enfin il l'imprime, au bout de trois ans, à propos de l'École des femmes, il l'écrit Molier, pendant que Somaize prétendait et disait que les pièces de ce malheureux Molier n'étaient même pas de lui, et qu'il les tirait des manuscrits de Guillot-Gorju, qu'il avait achetés à la veuve du bateleur.

De cette renommée courante et de ce qu'on nommerait aujourd'hui la réclame, Molière, d'ailleurs, ne s'inquiétait guère, et ce n'était point la lutte contre le public qui lui donnait cet air d'assombrissement brûlant qu'on lui voit dans le portrait du Louvre. Il savait bien qu'un jour ou l'autre il aurait raison de la foule. Mais l'ennemi qu'il ne pouvait dompter, c'était lui-même, sa mélancolie profonde et cette amertume qu'il devait faire passer dans l'âme d'Alceste. J'aime beaucoup les commentateurs s'acharnant à soutenir que Molière s'inspira, pour cette grande figure d'Alceste, des rudes vertus de M. de Montausier! Molière avait vraiment bien besoin de modèle ! Il n'avait, pour peindre le Misanthrope, qu'à étudier sa propre misanthropie.

Mais si jamais la définition de la misanthropie donnée par Béranger a été juste, assurément c'est

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