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nationales, le récit des désordres arrivés à la Comédie du Palais-Royal, le 13 janvier 1673, pendant une représentation de Psyché. Molière, quoique mourant, fort malade, déploya en cette circonstance une grande énergie.

Ce fier visage de songeur nous apparaît donc à travers l'histoire comme un des plus nobles et des plus sympathiques. Il a, ce Molière, toute l'honnêteté bourgeoise, toute la probité, toute l'humeur laborieuse de sa famille; il a la science, la mesure, le goût du beau, l'amour du bien, la soif inassouvie du bonheur, le courage dans la souffrance, il a surtout la pitié, cette vertu suprême, cette vertu des grands cœurs, et l'on ne peut s'empêcher de l'aimer après l'avoir admiré. Ame pure, s'écriait Goethe, et Goethe caractérisait d'un mot cette grande âme altérée d'amour et accablée de douleur.

IV

LES GRANDES COMÉDIES.

Lest trois œuvres où Molière me semble avoir atteint non-seulement l'idéal qu'il se proposait, mais l'idéal même de ce qu'on a raillé sous le nom de grand art: c'est le Misanthrope, Tartuffe et Don Juan ou le Festin de Pierre1. Là, il nous offre non-seulement les exemplaires les plus admirables de son génie, mais les plus admirables peut-être du théâtre universel. Nulle part, dans aucune langue, on ne trouverait en effet tant de puissance unie à tant de bon sens, une pondération telle, une telle mesure jointe à une telle profondeur de pensée, une justesse de ton aussi profonde, une précision, une clarté, une harmonie aussi éton

nantes.

Le Misanthrope est l'œuvre où Molière a sans doute mis le plus de lui-même. On a cherché dans

1. Il faudrait peut-être ajouter une quatrième pièce à celles-ci, l'École des femmes, une incomparable, cruelle et charmante comédie, où Arnolphe égale Othello.

les traits de M. de Montausier le portrait d'Alceste. Ce portrait, Molière le portait dans son propre cœur. L'amour dont il brûlait pour l'indigne Béjart, c'est l'amour du misanthrope pour Célimène. « Je suis décidé à vivre avec elle comme si elle n'existait pas, disait, en parlant de sa femme, Molière à Chapelle, son ami, mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi! >> Ce qu'il souffrait, on le sait lorsqu'on écoute la plainte mâle d'Alceste, et la pitié que réclamait Molière, on l'éprouve pour l'honnête homme qu'une coquette soufflette, pour ainsi dire, ou nargue du bout de son éventail. Je ne sais rien de plus tragique que cette confession publique d'un homme qui vient dire à une foule : « Voici quelles tortures supporte un homme de bien bafoué par une coquine, et moquez-vous-en ensuite, s'il vous plaît de le faire! >>

Quant à la raillerie de la misanthropie qu'on a voulu y voir, elle est l'œuvre de l'auteur dramatique, non du philosophe. Molière, comme Cervantes, bafouait son héros tout en l'adorant. Il ne détestait point, il ne pouvait détester la misanthropie, ce travers de l'esprit humain ou plutôt de l'âme humaine, qui naît toujours de l'exagération d'une honnêteté ou de légitimes espoirs déçus. Béranger, qui était loin de détester les hommes, a dit de la misanthropie: La misanthropie n'est qu'un amour rentré. Cela est très-vrai. Il faut, nous le répétons, avoir beaucoup aimé les hommes,

avoir mis en eux une foi profonde et une vaste espérance, pour en arriver à les haïr comme le Timon d'Athènes de Shakspeare ou comme l'Alceste de Molière. Je me méfie des Philinte qui trouvent tout bien et tout bon, et tout superbe. Ils aiment généralement parce qu'ils n'aiment pas profondément. Ce misérable Kotzebue, par exemple, qui écrivit Misanthropie et Repentir, était un chantre de l'humanité heureuse, parfaite, morale; il se disait plein de mansuétude pour toute chose, et au fond, on sait trop ce qu'il aimait : l'argent et l'intrigue. On peut presque dire aussi que les gens qui, comme Kotzebue, blâment la misanthropie, nous rendraient souvent misanthropes, tandis que ceux qui, comme cette grande âme blessée, Molière, se complaisent dans son amertume, nous réconcilieraient volontiers, au contraire, avec l'humanité.

Quelqu'un a dit, à propos de misanthropie, avec assez de justesse, que les femmes ne sont jamais atteintes par la misanthropie: jeunes, elles lui échappent par le cœur, elles ont toujours à aimer; plus avancées en âge, elles lui échappent encore, car elles se consolent du présent par les souvenances du passé. Il y a, en effet, chez la femme, un besoin naturel de dévouement qui empêche la misanthropie de se développer à l'état aigu, si je puis dire; mais la misanthropie n'en existe pas moins dans certains cœurs féminins, qui sont des cœurs d'élite, seulement elle se dissimule sous

une tristesse souriante qui peut donner le change. Lorsque Mme du Deffant, devenue vieille, parle de sa jeunesse en disant: Du temps que j'étais femme, on sent bien, sans chercher, une espèce de cruauté dans le regret, mais l'esprit, la bonne grâce, la résignation, effacent bientôt, comme d'un coup d'aile, toute cette mélancolie.

En revanche, si la femme n'est point misanthrope, elle crée des misanthropes, et les Célimène font les Alceste comme les Armande Béjart font les Molière.

Tartuffe est moins intéressant peut-être que le Misanthrope pour l'étude de la personnalité même de Molière, mais il est beaucoup plus complet comme drame. Quelle œuvre et quelle hardiesse! S'imagine-t-on le courage qu'il fallut à Molière pour achever une telle comédie en présence des ennemis qu'elle lui suscitait? Je songe toujours en lisant ou en écoutant la pièce à tout ce que l'auteur supporta avant de la faire représenter. Nous nous plaignons parfois, et avec raison, de la censure. Qu'est-ce que ces piqûres d'épingle comparées aux coups de couteau empoisonnés que reçut Molière? Il avait achevé les trois premiers actes de sa comédie. On les donne, tels quels, avant même que le dénoûment eût été écrit, devant le roi, à Versailles. Louis XIV est charmé; il applaudit, et la cour fait de même. Mais, dès ce moment, le bruit se répand que Molière, cet audacieux et misérable Molière, ne se

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