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bon ordre, s'empare à son profit de la portion la plus considérable possible du pouvoir et des ressources de la nation. C'est ce qui constitue l'intérêt particulier, ou l'intérêt de certaines classes en particulier, en opposition avec l'intérêt général, ou l'intérêt de la nation.

Mais, dans cette lutte des intérêts privilégiés contre l'intérêt général, comment se fait-il que celui-ci', fort de l'ascendant de la masse, ne triomphe pas constamment ? Chacun ne sent-il pas que, tout en faisant beaucoup moins de sacrifices, il pourrait être mieux gouverné ? Comment la nation anglaise prend-elle son parti de fournir, d'un côté, à cette multitude de pensions, d'émolumens sans travail, et d'abus de tous genres, en même temps qu'elle est obligée, d'un autre côté, de soutenir un tiers de sa population par la taxe des la taxe des pauvres ?

Comment cela se fait ? Le voici :

La classe des privilégiés recrute dans le camp opposé. Elle met d'abord facilement de son parti, tous ceux qui profitent indirectement des abus', et tous ceux qui se flattent de parvenir à y prendre part; les fournisseurs et les sous-fournisseurs ; les traitans pour les mesures de finances, et les sous-traitans. Elle distribue du pouvoir et des honneurs, c'est-à-dire des titres, des distinc

tions, qu'elle donne pour honorables, et que le vulgaire a la sottise de prendre pour tels. Mais ces moyens seraient insuffisans, sans le moyen par excellence, celui de faire regarder toute réforme comme une innovation, conduisant direc tement à un bouleversement qui compromettrait toutes les fortunes et toutes les tranquillités.

Ici, les excès des démagogues de France, le dé lire des triomphes militaires, l'avide et cruelle ambition de Bonaparte, servent merveilleusement; et même, à vrai dire, sans ces terribles épouvantails, dont la classe privilégiée d'Angleterre, depuis M. Pitt jusqu'à mylord Castlereagh, a su tirer parti, il est présumable qu'elle n'aurait pas pu soutenir jusqu'à ce jour les abus qui l'alimentent.

A ce motif, qui porte si efficacement ceux même qui souffrent des abus à les soutenir, il s'en joint d'autres encore, tels que l'orgueil national. On représente à la nation anglaise qu'elle est appelée à dominer sur les mers, qu'elle peut, sur ce domaine, exiger de toutes les autres nations des égards, et se permettre envers elles des outrages. On fait sonner bien haut des triomphes militaires qu'on n'a garde d'attribuer à l'appui de ses nombreux alliés, et aux fautes multipliées de l'ennemi qu'on avait à combattre.

Cens. Europ. Toм. V.

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Pour soutenir l'administration et le système suivi par elle, on représente à la nation que, par l'organe de son gouvernement, elle dirige les cabinets et l'administration intérieure de tous les états de l'Europe; et l'Angleterre, victime des abus, est enchantée, comme si chaque Anglais en particulier était beaucoup plus heureux, parce que son cabinet fait exécuter ses volontés au dehors, et dans l'intérêt, non de la nation qui paie', mais de l'autorité de la couronne (1).

Comme il n'y a pas de mauvaise cause qu'on ne puisse soutenir par quelque argument plausible, et que les plus mauvais argumens persuadent toujours quelqu'un, parce que dans une nombreuse nation, il y a toujours beaucoup d'esprits faux qui approuvent le mauvais sens avec prédilection, l'autorité a des écrivains à gages, faiseurs de pamphlets, ou bien faiseurs de jour

(1) L'intérêt de l'Angleterre comme nation, par exemple, serait de se déclarer ouvertement pour l'émancipation de tous les Etats des deux Amériques, et d'abréger cette lutte si affligeante pour l'humanité, et qui, terminée en faveur de la liberté, ouvrirait d'immenses marchés à son commerce; et l'intérêt de l'Angleterre, comme cabinet ministériel, est de comprimer l'esprit d'indépendance, d'opprimer la raison, et de s'allier avec tous les oppresseurs, quelque stupides et féroces qu'ils soient.

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naux, qui remettent sans cesse sous les yeux du public, soit de vieilles affections pour soutenir de vieux préjugés, soit de vieilles maximes rafraîchies, à l'existence desquelles on a toujours soin de rattacher le bon ordre et la paix; comme si le bon ordre et la paix ne pouvaient pas trouver un bien meilleur fondement dans l'intérêt des peuples que dans leur sottise; et comme si l'on jouissait du bon ordre et de la paix, lorsque la fortune, la sûreté, la vie des administrés sont à la merci de gens sans scrupules, et reconnus, dit Bentham, pour les plus immoraux de l'Europe.

Enfin, la classe privilégiée, quoique la plus faible en nombre, se conserve l'ascendant en réduisant à rien les moyens de l'attaquer. Ces moyens de l'attaquer ne pourraient être que la force ouverte, ou la persuasion qui diminuerait tellement le nombre de ses partisans, qu'elle n'auplus assez d'appui.

Contre le premier danger, elle arrange les lois, dont elle a la fabrique, de manière à ôter à la nation tout moyen de se concerter. Elle défend les assemblées; elle enchaîne la presse ; elle excite des séditions locales pour faire tirer sur le peuple, et pour terrifier par des exécutions.

Contre le second danger, celui de voir la na

tion en général ouvrir les yeux sur sa véritable position, elle a, outre les écrivains gagés, dont il était question tout à l'heure, outre les discours d'apparat des chef d'administration, des chefs d'académies, outre les discours d'ouverture et de clôture du parlement; elle a, dis-je, mille moyens d'imposer silence à ses adversaires; on leur fait des procès, on les ruine, on les met en prison en vertu de lois de circonstance, qui donnent aux ministres un pouvoir discrétionnaire, c'est-à-dire, le pouvoir d'écraser tous ceux qui les attaquent.

Voilà, en gros, par quelles voies la nation anglaise, et d'autres peut-être, sont gouvernées dans l'intérêt du petit nombre, et contre l'intérêt du plus grand. D'un côté, l'appareil des lois, les armées, les records, les espions, et tous les autres fonctionnaires publics, choisis par la partie privilégiée, et agissant dans ses intérêts; du même côté, les préjugés investis du droit exclusif de parler. De l'autre côté, toute la partie utile de la nation et la raison mais l'une et l'autre réduites au silence, ou

à peu près.

Voilà ce qui se trouve développé dans la longue introduction à l'ouvrage que nous avons sous les et dont l'auteur infère l'indispensable

yeux,

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