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dent donc évidemment à la destruction de la légitimité. Poursuivons:

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Grippeminaud le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Geci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits souverains s'en rapportant aux rois (1).

>> Les rois sont ici présentés comme des hommes qui joignent la fausseté à l'injustice; et, quand on les représente sous des couleurs aussi odieuses, on ne peut que désirer leur renversement. Par eux-mêmes, ces vers sont donc séditieux; mais en voici qui le sont bien davantage :

L'àne c'est quelquefois une pauvre province;
Les voleurs sont tel ou tel prince,

Comme le Transilvain, le Turc et le Hongrois.
Au lieu de deux j'en ai rencontré trois:

Il est assez de cette marchandise (2).

» Est-il possible de pousser l'audace, je dirai même l'imprudence, jusqu'à ce point! Peut-on, sans vouloir renverser tous les trônes, comparer les princes à des voleurs? Peut-on ajouter, sans scandale, qu'il est assez de cette marchandise! Passons à la fable des poissons et du cormoran. On le crut. Le peuplé aquatique

L'un après l'autre fat porté

(1) Le Chat, la Belète et le petit Lapin. (2) Les Voleurs et l'Ane.

Sous un rocher peu fréquenté.

Là, Cormoran le bon apôtre,

Les ayant mis en un endroit

Transparent, peu, creux, fort étroit,

Vous les prenait sans peine, un jour l'un, un jour l'autre.

Il leur apprit à leur dépens

Que l'on ne doit jamais avoir de confiance

En ceux qui sont mangeurs de gens.

» On pourrait dire, avec raison, que ces vers tendent à inspirer au peuple de la méfiance pour les hommes qui courent après les places et les pensions ; qu'ils ont ainsi pour but direct d'écarter de la représentation nationale une classe de gens fort respectable, et de la priver de ses droits constitutionnels.

Les chiens du lieu n'ayant en tête

Qu'un intérêt de gueule, à cris, à coup de dents
Vous accompagnent ces passans
Jusqu'aux confins du territoire.

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Un intérêt de bien, de grandeur et de gloire
Aux gouverneurs d'état, à certains courtisans,
A gens de tout métier en fait tout autant faire (1).

>> Ces vers accusent évidemment les gouverneurs d'état, les courtisans, les gens de tout métier, de n'être mus que par les passions les plus basses: l'auteur les compare les uns et les autres aux animaux les plus vils qui ne sont guidés que par un intérêt de gueule. Mais ne prépare-t-il

(1) Les Lapins.

pas ainsi l'avilissement et la chute de tout ce que les hommes doivent respecter? Ces vers sont donc par eux-mêmes séditieux. En voici qui sont bien autrement coupables':

Me fera-t-on porter double bât, double charge?
Non pas, dit le vieillard, qui prit d'abord le large!
Et que m'importe donc, dit l'âne, à qui je sois?
Sauvez-vous, et me laissez paître,
Notre ennemi, c'est notre maître :
Je vous le dis en bon français (1).

Ici, l'attaque est nette : les rois sont accusés de ne pas intéresser leurs sujets à les défendre ; de les traiter aussi mal que ferait l'ennemi, ou plutôt ils sont eux-mêmes considérés comme les ennemis de leurs peuples. Ces vers tendent donc directement à affaiblir, par des calomnies, le respect dû à la personne et à l'autorité des rois.

On en use ainsi chez les grands;

La raison les offense, ils se mettent en tête

- Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens

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Et serpens.

Si quelqu'un desserre les dents,

C'est un sot. J'en conviens : mais que faut-il donc faire?

Parler de loin, ou bien se taire (2)........·•[; )*

Hélas on voit que de tout temps

Les petits ont pâti des sottises des grands (3).

(1) Le Vieillard et l'Ane.

(2) L'Homme et la Couleuvre.

(3) Les deux Taureaux et les Grenouilles.

...... Ces passages, et beaucoup d'autres que je me suis abstenu de rapporter, sont assurénient beaucoup plus forts, plus séditieux que ceux qui vous ont été signalés dans notre volume; et, si un des éditeurs de La Fontaine vous était dénoncé en même temps que nous, je ne sais comment il serait possible de l'absoudre et de nous condamner. M. l'avocat du Roi vous prouverait fort bien que les mots sont par eux-mêmes séditieux; qu'ils sont injurieux pour la majesté royale; qu'ils tendent à ébranler, par des injures et des calomnies, le respect dû à la personne ou à l'autorité des rois ; qu'il est bien vrai que l'éditeur peut n'avoir pas eu cette intention; mais que le fait est par lui-même séditieux, et que l'auteur d'un fait séditieux doit être puni, quelle qu'ait été son intention; qu'à la vérité, le livre a déjà été publié légalement du temps de Colbert, mais qu'il n'a pas obtenu toute la publicité possible, puisqu'il s'en fait de nouvelles éditions; que la réimpression d'un livre criminel n'est innocente que lorsque l'ouvrage a obtenu toute la publicité possible, et que le public n'en veut plus; enfin, que ce n'est plus sous Colbert que nous vivons.

» La Fontaine, s'il vivait de notre temps, devrait donc être condamné; et avec les prin

cipes du ministère public, il serait facile de prouver que l'éditeur de ses œuvres serait aujourd'hui punissable, s'il était déféré aux tribunaux. Mais qu'est-ce donc qu'une doctrine qui conduirait dans les cachots les écrivains les plus illustres, ceux dont les intentions sont les moins suspectes, et qui reproduirait les excès d'Omar au sein même de Paris? Qu'est-ce qu'une doctrine qui ne tient compte d'aucune moralité, et qui frappe des mêmes peines les hommes qui ont agi dans des intentions criminelles, ceux qui ont agi sans discernement, et ceux qui n'ont agi que dans des vues honorables? Une loi de Rome prononçait la peine de mort contre toute personne qui tirerait l'épée contre l'empereur. Un cerf ayant pris, avec son bois, l'empereur Bazile par la ceinture, quelqu'un de sa suite tira son épée, coupá sa ceinture, et le délivra l'empereur lui fit trancher la tête, parce qu'il avait, disait-il, tiré l'épée contre lui (1). Voilà où l'on arrive en jugeant les faits séditieux par euxmêmes, et en faisant abstraction du but que les hommes se sont proposé (2).

(1) Esprit des lois, liv. vi, ch. 16.

(2) Ici M. le président a invité l'accusé à ne pas s'écarter de sa défense.

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