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n'y trouva que l'excès de l'humiliation et du malheur. Le duc et ses sœurs refusèrent de le voir; les courtisans l'évitèrent; rebuté même des domestiques du prince, il eut beaucoup de peine à obtenir un asile obscur. Son désespoir fut extrême, et, dans ses fureurs, il ne garda aucune mesure : il éclatait en injures contre toute la maison d'Est, contre le duc, contre toute sa cour. Ces violences furent regardées comme l'effet d'une entière aliénation d'esprit. Alphonse le fit arrêter et conduire à l'hôpital de Sainte-Anne, où l'on enfermait les fous.

Nous sommes aujourd'hui trop éloignés des temps dont nous parlons pour être en état de porter un jugement équitable sur la conduite du duc de Ferrare à l'égard du Tasse. Tant que celui-ci avait conservé toute la liberté de son esprit, le duc lui avait donné des preuves d'une admiration constante pour ses talens, et d'une généreuse affection pour sa personne; même après les écarts où l'entraînèrent les premiers accès de sa mélancolie, Alphonse avait montré beaucoup d'indulgence; mais la rigueur du traitement que ce prince fit éprouver à la fin au même homme qu'il avait si longtemps traité comme son ami, ne peut guère se concilier avec des idées de justice et de générosité.

Les excès où était tombé le Tasse étaient évidemment l'effet d'une véritable aliénation, et devaient inspirer à

un souverain généreux de la pitié, non de la colère; c'était dans l'hôpital des malades, non dans la maison des fous, qu'il fallait placer cet infortuné, et lui prodiguer les soins de la médecine, non des humiliations aussi déraisonnables que cruelles.

On ne peut point expliquer, encore moins justifier les indignités que le Tasse eut à souffrir dans cette humiliante détention. Plusieurs écrivains les ont attribuées au ressentiment du duc causé par une intrigue secrète qu'il aurait découverte entre le poëte et sa sœur.

Sans doute, le Tasse avait peint l'amour dans ses immortels ouvrages avec trop de sensibilité et de délicatesse, pour ne pas faire soupçonner que cette passion avait dominé son cœur. Dans quelques pièces de vers, il exprime des sentimens tendres pour une beauté qu'il n'osait pas faire connaître; mais dans un sonnet il donna le nom de Léonore à l'objet de sa flamme secrète; dès lors les soupçons durent se porter sur Léonore d'Est, et ces soupçons se trouvaient fortifiés par d'autres circonstances. Le Tasse fit alors un sonnet dans lequel il se compare à Icare et à Phaëton, qui périrent l'un et l'autre victimes d'une ambition téméraire. Mais, ajouta-t-il, quel danger peut effrayer celui l'amour encourage? Diane, brûlant pour une beauté humaine, n'enleva-telle pas dans le ciel le jeune pasteur du mont Ida?

que

La supposition d'une intrigue secrète entre la princesse Léonore et le Tasse n'était donc pas sans vraisemblance, et cette supposition a été adoptéepar la plupart des écrivains postérieurs qui ont parlé du poëte : ils ont cru que, semblable à Ovide, il avait élevé ses vues trop haut, et qu'une passion imprudente, mais trop bien récompensée par celle qui en était l'objet, avait été la cause de la disgrâce qu'il éprouva et des malheurs qui en furent la suite.

Mirabaud, dans une vie du Tasse qu'il a mise à la tête de sa traduction de la Jérusalem délivrée, ne paraît avoir aucun doute sur cette conjecture, qui n'est cependant appuyée par aucune preuve positive. Elle est même sans vraisemblance, si l'on considère la réputation de vertu et de piété dont jouissait la princesse Léonore, réputation si bien établie et telle qu'on lui avait attribué le bonheur qu'avait eu la ville de Ferrare d'échapper à une inondation du Pô, qui pensa la submerger en 1570. Il faut ajouter que la princesse Léonore, quoique également bonne et généreuse, était fière et réservée. C'est elle, pense-t-on, que le Tasse a désignée par le personnage de Sophronie, qu'il représente comme une vierge d'un âge mûr et de sentimens élevés, se dérobant aux regards et aux louanges de ses adorateurs, et cherchant la solitude.

Da' vagheggiatori ella s'invola

Alle lodi, agli sguardi, inculta et sola.

La princesse vivait en effet très-retirée. On peut ajouter que le Tasse paraissait également favorisé des deux sœurs, et au moins aussi empressé auprès de la duchesse d'Urbin qu'auprès de la princesse Léonore.

Il importe sans doute aussi peu de savoir aujourd'hui si un poëte italien du seizième siècle fut l'amant d'une princesse d'Est, et si cet amour fut la cause de sa disgrâce à la cour de Ferrare, que de savoir si Ovide fut l'amant ou le confident de Julie, et exilé à cause d'elle dans les déserts de la Scythie. Il y a cependant en nous une curiosité naturelle qui nous porte à connaître tout ce qui tient au caractère et à la vie des hommes célèbres, et à percer les obscurités que le temps ou les circonstances ont répandues sur les différens traits de leur histoire. Il ne faut donc pas s'étonner que tant d'écrivains se soient fatigués à rechercher les preuves de l'intrigue prétendue du Tasse avec Léonore d'Est; il faut encore moins s'étonner que la plupart se soient déterminés à adopter cette opinion sans en avoir des raisons suffisantes. Dans tous les cas d'incertitude sur un problème historique, l'opinion qui présente à l'imagination quelque chose de romanesque, est celle qui séduit le plus naturellement l'esprit humain.

Que cette cause fût ou ne fût point étrangère aux persécutions dont le poëte a été l'objet, il n'en resta

pas moins plusieurs mois dans un tel abandon, dans un dénûment si absolu, qu'il paraît avoir manqué des secours les plus nécessaires. Le désordre de ma barbe et de mes cheveux, écrivit-il à un de ses amis, le défaut de vétemens et l'horrible malpropreté qui m'environne, ne sont qu'une partie de mes maux; la solitude, mon ennemie mortelle, la solitude, que j'ai en horreur, aggrave le poids de mes souffrances, et rend ma situation intolérable.

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Et en effet elle devait l'être; car l'espèce de manie dont il était atteint ne troublait son esprit que sur certains points, et c'était pour le tourmenter par des dangers imaginaires, tandis qu'il conservait sa raison, pour sentir dans toute leur étendue les maux réels dont il était accablé. S'il obtint quelque adoucissement à sa captivité, il ne le dut qu'à l'intérêt qu'il inspira à un jeune homme, nommé Mosti, neveu du prieur de l'hôpital.

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Ce jeune homme avait de l'instruction et le goût des lettres vivement touché de voir un si grand homme réduit à un tel excès de misère, il lui rendit toute sorte de services; il venait le voir tous les jours, entendre ses vers, et surtout l'entretenir de littérature et de poésie.

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