Images de page
PDF
ePub

Le vendredi 30 juin 1554, l'artillerie française avait détruit le grand mur dont nous avons parlé; les bourgeois, après avoir vigoureusement défendu la basse-ville, se réfugièrent les uns dans le château, les autres dans le fort de Crève-Cœur. La ville vide fut abandonnée aux Français; les bandes franches, les Lanzknechts, des pillards venus des Grisons et de l'Illyrie, ramassis de brigands qu'on avait jeté hors de France, parce qu'on ne pouvait plus y souffrir leur rapacité, s'y précipitèrent et firent une large curée des dépouilles d'une ville riche alors en métaux travaillés : pendant ce temps les troupes régulières capitulaient avec le château et garantissaient au moins la vie sauve à ceux qui s'y trouvaient.

Le seul fort de Crève-Cœur, entouré par la tourbe de bandits qui occupait la ville, ne put espérer de jouir de ce triste avantage.

Trois femmes, d'une rare beauté et d'un haut lignage, qui s'y trouvaient, devinrent le point de mire d'une soldatesque effrénée, qui, gorgée de vin et d'or, menaçait de se révolter contre le duc de Nevers, si on n'abandonnait Crève-Coeur au pillage.

Les défenseurs du fort, au désespoir, après avoir usé leurs dernières ressources, se rassemblèrent en conseil. Conseil mystérieux et terrible, dont la résolution ne fut jamais connue que par ses conséquences: car,

[ocr errors]

à quelques heures de là, aucun de ceux qui en faisaient partie n'eut plus rien à confier à l'oreille d'un ami, ni au parchemin d'un mémoire.

Quelle que fût cette résolution, les assiégés feignirent de vouloir se rendre à discrétion. La poterne, les cours du château furent ouvertes et envahies; le pillage, le meurtre, l'incendie et tous les crimes qui accompagnent ces désastres, semblaient se précipiter dans le fort par toutes ces issues.

Tout à coup, trois femmes, vêtues de leurs plus beaux habits, apparaissent au sommet de la tour principale, élevant les yeux au ciel, leur unique et dernière espérance. Au même moment, un fracas horrible, comme le déchirement des nues dans l'orage, suspend la course des assaillans glacés d'effroi. La tour chancell et tournoie sur sa base, puis disparaît au milieu d'u tourbillon de flammes, de poussière et de fumée.

Le lendemain, les campagnes, les places, les rues de Bouvignes étaient semées de débris humains, de casques, de lances, pêle-mêle avec des habits de femm et les restes informes de ces créatures, si faibles pendant leur vie, si fortes à l'heure de leur mort!

C'est ainsi que le dimanche 2 juillet 1554, le dernier rayon du soleil avait montré à l'armée français stupéfaite, les trois filles de Crève-Cœur, montant at:

ciel, entourées de leur triple auréole de gloire, de patriotisme et de chasteté.

L'artiste, voulant exécuter son sujet en conscience, a cherché à s'entourer de tous les documens qu'il était possible de trouver.

Adoptant, comme la plus probable et la plus authentique, la narration que nous venons de rapporter, elle reconstruisit dans son esprit tout ce triste roman.

Les trois dames de Crève-Coeur ont soutenu, dans leur château, le siége dont la prise de Bouvignes fut le résultat. Qu'elles aient ou non participé activement à la défense de la place, en aidant les assiégés à réparer les brèches, comme l'attestent quelques historiens, l'artiste ne s'en est point inquiétée. Là où se présentait une donnée simple et belle, elle a pensé que ce ne serait pas l'enrichir que la surcharger d'ornemens.

Quant au moment choisi pour le tableau, elle a montré en cela autant de jugement que de sentiment et de convenance. Une des versions, la plus répandue, rapportait que les trois jeunes filles, parées de robes blanches, s'étaient précipitées dans la Meuse, du haut de la tour. C'est celle qu'ont adoptée presque tous les historiens, elle n'altérerait en rien la vraisemblance de la scène que le tableau reproduit; seulement l'artiste a fort bien compris que, dans un acte de ce genre, le mo

ment vraiment passionné, le moment poétique, celui que l'art doit choisir de préférence, ce n'est pas l'accomplissement physique de la résolution généreuse, mais bien l'instant qui succède au sacrifice moral, qui précède immédiatement la catastrophe.

Les trois sœurs sont là, sur le sommet de la tour. L'aînée, debout, semble l'âme de l'action: son courage domine celui de ses sœurs, comme sa tête les dépasse, comme sa force les soutient. La plus jeune sœur laisse voir sur ses traits l'abattement complet, la prostration des forces physiques que ne ranime pas un brûlant enthousiasme, c'est la nature humaine pâtissant. Cette figure, si belle encore, porte déjà l'empreinte de la mort qui cerne ses yeux et ses lèvres; ses genoux plient sous le poids de son corps; elle s'appuie la tête sur l'épaule de sa sœur aînée. Celle-ci, bien résignée pour ce qui la regarde, ne paraît déjà plus tenir aux douleurs de la terre que par la compassion qu'elle éprouve pour cette frêle créature qui va défaillir dans ses bras. Ce n'est pas que la jeune fille manque précisément de courage, mais c'est l'ascendant irrésistible que reprend la chair sur l'esprit en présence de la mort, d'une mort inévitable, à la fleur de l'âge, quand les roses de la vie s'épanouissaient, quand tout n'était que bonheur et qu'amour dans l'avenir. Certes, l'on ne dira pas que

Jeanne d'Arc, la pucelle d'Orléans, manquât de courage; le poëte la fait cependant défaillir sur les marches du bûcher. Elle se prit à pleurer, dit-il.

La conception de ces deux figures, ainsi réunies pour se faire valoir l'une par l'autre, est digne d'un homme de génie. Il n'y a peut-être qu'une femme qui eût pu exprimer, avec autant de vérité et de convenance, ces délicatesses, ces nuances de sentimens. L'autre sœur vient compléter l'ensemble de la pensée. Elle s'était jetée à genoux, son rosaire en main, elle se relève, voyez, elle aussi a pris son parti, le sacrifice est fait dans son cœur la réaction physique s'opère en elle, ses larmes se sèchent sur ses joues brûlantes où l'incarnat reparaît, ses yeux, secs maintenant, prennent un éclat surnaturel.

Oh! que cette tête est expressive, gracieuse et touchante! Voilà de la peinture faite avec le cœur, de la peinture sentie, de la peinture pensée, que chacun comprendra, qu'on lira comme une naïve et pathétique ballade, devant laquelle on se sentira ému; parce qu'il y a là quelque chose que tous peuvent éprouver, parce que ce sont des sentimens dont tout le monde se croira susceptible.

Quand ces trois figures ne seraient pas entourées de tous les accessoires qui expliquent clairement le sujet,

« PrécédentContinuer »